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16 février 2015

Deuxième version, par Marine Mazel

 

Piste d'écriture: votre personnage imagine deux versions d'une lettre, l'une où il se lâche mais qu'il ne donnera pas, l'autre plus autocensurée, qu'il adressera à son destinataire.

Elle entend la porte claquer puis le silence, doux. Si doux, qu'elle n'ouvre pas tout de suite les yeux: pour mieux le savourer, l'entendre.

Marine Mazel MiettesUn, je respire.

Deux, je respire.

Trois, je respire.

Elle a lu ça quelque part, qu'il faut compter les respirations pour mesurer le temps qui passe, inventorier correctement les secondes. Sinon, c'est un coup à s'emballer, à s'emballer et au final, trois minutes deviennent deux minutes et l'œuf à la coque est raté. A l'inverse, si on traîne la patte, le jaune finit par être tout dur et la mouillette frustrée!

Soixante-quinze je respire. 

Soixante-seize, je respire.

Elle est concentrée, sent sa cage thoracique se gonfler puis s'affaisser.

Cent un, je respire.

Cent deux, je respire.

Ça monte, ça descend. Ça monte, ça descend.

Cent dix-neuf, je respire.

Cent vingt, je respire.

Deux minutes! L'œuf à la coque n'est pas cuit mais elle ouvre un œil. Elle ne compte plus, regarde simplement les deux points rouges qui clignotent sur le radio-réveil. 8h12. Il est donc parti à 8h10. A la bourre. Pas de beaucoup mais c'est assez pour la faire sourire. Elle l'imagine, mieux, elle le voit. La cravate de travers, quelques gouttes de café sur la cuisse.

Mon pantalon est noir, tu vas pas me dire que ça se voit ! Tu le vois toi le carré blanc sur fond blanc de l'autre peut-être ?

Et puis les miettes. Celles qui se cachent à la commissure des lèvres et celles qui s'accrochent et tiennent bon sur la chemise. Il faut dire qu'elles ont de moins en moins de mérite. Si la terre connaît le réchauffement climatique, c'est son ventre à lui qui se dilate.  Les tablettes sont devenues mousse.

Et tu aimes ça toi, la mousse hein ? Tu sais pas la faire la mousse au chocolat mais tu l'aimes bien !

Et bien justement non, elle n'aime plus la mousse, ni les miettes, ni le café noir sur pantalon noir. Mieux, elle en a marre des remarques au rabais, des conneries déblatérées.

A volonté ma belle, à volonté!

C'est comme le "all you can eat pancakes for 4,99$".  Mais là, c'est free, gratuit, gratos. Monsieur régale et, pour une fois, paie l'addition!

 

8h20, elle ouvre un deuxième œil. Il a pris le bus de 8h18. C'est bon, il ne peut plus remonter les étages quatre à quatre, jurer en s'acharnant à vouloir faire rentrer la clé dans le judas, pénétrer dans l'appartement comme un commando d'élite, sommer le dossier ou la carte de bus de se rendre. Et finir par lui gueuler dessus.

Parce qu'avec ta putain de manie de tout ranger, y'a rien qui traîne hein !  

C'est souvent à ce moment-là qu'elle parle. Elle est obligée de lui demander de se calmer - au  moins un peu - histoire de connaître la nature de l'objet recherché. Ce à quoi, il ne répond presque jamais, préférant à l'efficacité d'une recherche à quatre yeux sa tirade sur les horaires, son boulot…

Moi j'ai un boulot, un vrai. Et un patron, un vrai. Tu sais pas ce que sais toi ? Ben non, tu sais pas ! Madame est traductrice. Madame travaille à la maison.

Madame écrit !

Elle soupire. Tant mieux, elle n'y aura pas droit ce matin. Quoique ... une dernière fois. La dernière fois, elle ne savait pas encore que c'était la dernière fois. Aurait-elle pris un quelconque plaisir à cette dernière fois ? Aurait-elle fait durer le plaisir ? Elle l'ignore. Tant pis, tant mieux, elle s'en fout.

Sans bruit, elle se glisse sous la douche. Le jet chaud sur sa peau. Elle ferme les yeux, laisse couler l'eau et  sent se dénouer, un à un, ses muscles. Quand elle sort, les nœuds dans son esprit ont bel et bien disparu. Les poils de barbe qui maculent la faïence claire du lavabo le lui confirment. Tout comme le tube de dentifrice avachi qui finit de dégueuler une pâte verdâtre. Fraîcheur menthe. Elle rebouche le tube mais laisse les poils. Au pied de la panière à linge, le caleçon roulé en boule, les chaussettes tirebouchonnées. D'habitude, elle soupire. Parfois, elle râle. Il lui arrive même de pester. Aujourd'hui, non. Elle tire la porte.

Elle remplit la cafetière, allume la plaque et attend. Par la fenêtre, elle regarde le soleil s'étirer, se lever doucement. Le chuintement du café la sort de ses pensées. Elle verse le liquide noir dans une tasse qui, jadis, a composé la moitié d'un  de ces ensembles affreux. Toi et Moi. Elle esquisse une grimace. Le café brûlant ou Toi et Moi ?

Elle jette un regard circulaire autour d'elle. Sur la petite table ronde, les vestiges du petit déjeuner de Monsieur. Ici pas besoin d'être archéologue ou savant pour identifier, reconstituer, dater. 7h55, café noir. 7h58, tartines beurre et miel. Le plus simple reste d'évaluer le nombre de tartoches qu'il s'est envoyées. Aujourd'hui, ça l'est un peu moins : il n'a pas terminé la baguette! Sinon, c'est les doigts dans le nez, les yeux fermés, à cloche-pied. La dosette de café usagée traîne sur le comptoir à côté de la machine.

George, lui, il s'emmerde pas à jeter les dosettes ! Oh et puis toi et  ton vieux truc italien... On est plus au Moyen-Âge !

La cuillère empéguée à la table.

Ben parce que ces abruties d'abeilles font le miel collant, les garces!

Et cette chose ramollie et pleine de miettes au fond du beurrier ? Eurêka, du beurre ! D'habitude, elle râle un peu plus fort, elle peste plus fort encore mais elle va chercher l'éponge, ramasse, nettoie. Aujourd'hui, non. Elle laisse tout en plan. Les siennes de miettes aussi. Cadeau de la maison !

 

Elle jette un dernier coup d'œil à l'appartement. Sur le guéridon de l'entrée, elle a déposé une enveloppe craft. Elle tire la porte puis appelle l'ascenseur. Elle a réussi à tout caser : dans son sac, les vêtements et dans la petite valise, l'album photo, la moka, la machine à écrire. La sonnerie retentit. Rez-de-chaussée.  Elle ouvre la porte, s'envole.

Libérée.

 

Voilà, tu as donc trouvé le petit paquet sur la table de l'entrée. Deux feuillets dactylographiés. Parce que je suis vieux jeu, tu me l'as, assez souvent, répété. Et puis, je n'ai pas de vrai métier, je suis une... Comment dis-tu? J'hésite entre oisive privilégiée et brasseuse d'air. Alors oui, comme tu le vois j'ai pris le temps d'écrire cette petite histoire et de la taper à la machine. Et puis comme je suis une intello égocentrique, ce « elle », c'est moi. Oui, ce départ, c'est le mien! Quand tu liras ces lignes, je serai loin, je serai partie. Je t'entends déjà rugir contre la garce qui t'égratigne. Je ne t'en veux pas.

 

                                                                                                        Adèle

 

PS: Pour ton information, sache que j'ai longuement hésité entre deux versions de ce récit. Non, la différence ne résidait pas dans l'issue mais plutôt dans le reproche. J'ose te croire assez intelligent pour savoir que cette version est la plus édulcorée.

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Commentaires
C
J'adore ! encore, encore des textes de toi !
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