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27 mai 2015

Au creux de l'oreille, par Jean-Claude Boyrie.

Au creux de l'oreille.

 laboye coquille

I.

 « Mon cher Jeff,

Je t'écris de Montpellier-la-surdouée, à la terrasse d'un café, le bec en l'air et les doigts de pied en éventail. Seul désagrément : la tramontane, qui souffle fort. J'ai dû lester mes papiers sur la table avec un cendrier pour que rien ne ne s'envole. Comme tu l'as compris, le congrès auquel j'assiste sur les chemins de saint-Jacques est certes passionnant, mais non dépourvu de temps morts. J'en profite pour visiter la ville et te faire part de mes impressions. La place de la Canourgue est la plus belle de l'Écusson, avec ses hôtels XVIIIème et sa fontaine aux Licornes. C'est un lieu chargé d'histoire, mais je t'épargne les détails que tu trouveras dans le Guide Vert ou similaire. Ici, je suis à un jet de frite de la célère « Coquille », aussi emblématique ici que chez nous le Menneken-Pis. Rien à voir avec saint Jacques, bien sûr. Ce curieux monument se trouve au débouché d'une rue adjacente qui porte ce nom. L'architecte de l'époque a fait une oeuvre d'art d'un simple évidement du mur d'angle de l'hôtel de Sarret, ménagé pour permettre aux carrosses de prendre le virage sans accrocher.

Je t'envoie de mon smartphone la photo que je viens d'en prendre, elle est rigolote.

Imagine une oreille de pierre, format XXL, au pavillon taillé en pointe, comme on en prête au diable dans l'imagerie populaire. Au creux de l'oreille, c'est-à-dire dans l'embrasure du mur, quelqu'un s'est installé pour téléphoner sur son portable à l'abri du vent. De ma place, je n'entends pas trop ce qu'il raconte. Visiblement, pour lui, quelque chose ne tourne pas rond. J'ai fini par capter que ce mec a un souci avec son P.C.R. (Nota : plan coeur régulier). Même qu'il a l'air près de péter les plombs. Pour le consoler, j'aimerais lui porter desbonbons – plutôt des grisettes de Montpellier – et lui annoncer que « Mathilde est revenue. »

Mais je sens que ce n'est pas le moment, il risquerait mal prendre la blague. Au fait, tu sais que les Français raffolent des histoires belges, surtout racontées avec un accent bruxellois. Chez nous, il n'y a que Brel qui parle comme ça. Tu m'entends dire, avec l'accent méridional : « Avem lou souleu demaï » ? Ça ferait trop rire nos amis d'Outre-Quiévrain. Toi le premier, j'espère.... .

Non, Jeff, t'es pas tout seul. Sois plus cool. Évite surtout de rentrer dans ta coquille, à l'image de cet individu.

Ta Germaine, qui n'est pas cruelle, t'embrasse.... »

 

 II.

« Coucou, Gaëlle, c'est Michou.... Ben, qu'est-ce que tu fous ?.... Ça fait une heure que je t'attends place de la Canourgue, au point de rendez-vous, est-ce que tu m'aurais par hasard oublié ?.... Parle un peu plus fort, la tramontane souffle à décorner les boeufs.... «  Pas seulement eux ! », c'est tout ce que tu trouves à répondre ? Moi, ça ne me fait pas rire du tout.... Pour ne rien arranger, il y a ces touristes autour de moi qui font un barouf pas possible..... Là, je m'installe au centre de la coquille... la communication passe un peu mieux. Bon, sérieusement, qu'est-ce qu'il t'arrive ?.... Comment ça, tu n'as pas pu venir ?... Ton cours de claquettes ? Oui, je sais, mais tu aurais pu y penser plus tôt.... Tout au moins me prévenir, c'était la moindre des choses, non ?....Te rends-tu compte seulement que j'ai dû tout annuler pour qu'on arrive à se voir aujourd'hui ?... Un contre-temps exceptionnel ?... Mais c'est la troisième fois que ça t'arrive en moins d'un mois.... Écoute, Gaëlle, il faut qu'on ait une explication. [ Je baisse un peu la voix, quelqu'un m'écoute à la terrasse du café. Et puis, il y a ce photographe qui me tourne autour et n'arrête pas de me mater. L'a jamais rien vu, çui-là ? J'attends qu'il ait tourné le dos ].... Ouf, ça, y est, il a pris sa photo. Grand bien lui fasse ! ... Sérieusement, je voulais te dire que s'il y a quelqu'un dans d'autre dans ta vie, autant me dire tout de suite les choses carrément. Rien de pire que l'incertitude.... On se rencarde un autre jour ? Oui, mais plus précisément ?... Tu rappelleras pour me dire où et quand ?.... Et puis zut, ras le bol de ce vent, je raccroche. »

 III.

Flânant dans l'Écusson, ton Leica en bandoulière, en quête de scènes insolites, tu t'es arrêté juste à l'angle de l'hôtel de Sarret. Les vieilles pierres en soi ne t'intéressent pas, tu laisses à d'autres le soin d'en faire des cartes postales. Par exemple, un groupe de touristes est en train de mitrailler la célèbre « Coquille ». Au coeur de cette curieuse alvéole, il y a quelqu'un qui téléphone : un homme entre deux âges, le front dégarni, pas spécialement beau, ni vraiment laid. La vision de ce quidam n'a rien de remarquable en soi. De nos jours, tout le monde se promène avec son portable allumé ; même, on reconnaît les vrais « branchés » aux oreillettes qu'ils portent. Ces hurluberlus ont l'air parler tout seuls dans la rue. Ce qui t'interpelle ici, c'est l'emplacement choisi par ce personnage et son attitude. Il est blotti au creux de sa coquille et replié sur lui même en position foetale. Instinctivement, tu songes à « la naissance de Vénus » de Botticelli. Mauvaise pioche. Ce quidam n'évoque en rien la déesse de l'amour sortant de l'écume au creux d'un coquillage. Tant qu'à faire un clin d'oeil artistique, autant le chercher du côté du « Penseur » de Rodin, qui se tient un peu comme lui.

Et puis, tu as ce réflexe de photographe qui s'apprête à faire un instantané : tu cadres ton sujet, appuies sur le déclencheur en loucedé, sans que ledit sujet te remarque. Comme de coutume, tu commences par agir, ce n'est ensuite que tu réfléchis. Légalement, tu ne peux publier ce cliché sans autorisation écrite du modèle. Pour l'obtenir, tu te lances dans une subreptice démarche d'approche, attendant pour aborder cet inconnu que sa conversation téléphonique soit achevée. Tu parviens à en surprendre quelques bribes, malgré les bruits de foule et la forte tramontane qui sévit. Tu crois capter ce qui se passe. Cet homme est désemparé, face à une réalité qu'il refuse d'accepter. Selon toute apparence, il vient de vivre une vraie fausse rupture sentimentale. Oh, tu connais le jeu cruel du désamour, sans dispute, sans heurt, ni mots durs échangés. Il s'agit plutôt de coups d'épingle, insignifiants d'abord, puis de plus en plus appuyés au point que cela devient un signe fort pour l'autre. Et là, manifestement, c'était la fois de trop. L'homme est sûr que sa copine, enfin celle qu'il considérait comme telle avant qu'elle ne lui fasse faux bond, ne rappellera pas. Lui non plus, d'ailleurs. Il ne posera pas la question qui fâche, parce qu'il en connaît d'avance la réponse. À quoi bon chercher à tout prix une explication qui ne mènerait à rien ?

Contre un sémillant moniteur de claquettes, il sait qu'il ne fait pas le poids, voilà tout.

La messe est dite, il a raccroché. Tu en profites pour lui glisser au creux de l'oreille une invitation à prendre un verre, juste en face, à la terrasse du café de la Canourgue. C'est justement là qu'il s'était rencardé avec sa copine. Enfin, son ex, on peut dire à présent les choses comme ça. Tu as au bout de la langue une réflexion triviale du genre : « Une de perdue, dix de retrouvées », mais tu gardes pour toi cette remarque à la fois insensée et censée le réconforter. Fâcheuse coquille ! On s'en tape le coquillard.

Finalement, il accepte. Alors, sur un ton professionnel, te mets à lui parler de son « droit à l'image ». Il t'écoute machinalement en sirotant son demi-pression, hausse les épaules lorsque tu lui demandes l'autorisation de publier sa photo. « Si ça vous chante. Je vous signe immédiatement le papier. Sait-on jamais ? Gaëlle s'intéresse à la photo d'art. Si jamais un jour, elle tombe sur votre bouquin, peut-être comprendra -t-elle. À présent, c'est pas tout ça, va falloir que j'y aille. Merci pour ce moment. »

L'homme te salue et s'éloigne d'un pas lourd. C'est à toi de te sentir mal à l'aise dans ton rôle de spectateur-voyeur. Tu trouves maintenant un goût saumâtre à la «  salure des rues ». Après tout, de quel droit te mêles-tu de la vie des gens ? C'est un drôle de métier que tu fais là ! Allons, en fouillant un peu dans ta mémoire, tu n'aurais pas de mal à y trouver une situation de ce genre : certain évènement par exemple, que tu aurais vécu dans un passé récent et n'aimerais pas voir affiché. N'importe. Il se fait tard, le groupe de touristes s'est éloigné, le calme est revenu dans le parc, mis à part un bruit étouffé de jeux d'enfants qui te parvient.

Tu n'as pas envie de reprendre la chasse aux images.

Tu règles les consos, te lèves de ta place, abandonnes la coquille désormais vide à sa solitude.

 Illustration : photographie de Roland Laboye, extraite de « Le sirop de la rue », « Le Bec en L'air » – 2013.

Piste d'écriture : une scène observée selon différents angles, par au moins deux personnes.

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