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30 juin 2015

Paperoles proustiennes... par Louis Portejoie

 

Piste d'écriture: donner la parole à qui ne l'a pas (objet, animal, végétal...)

paperoles de Proust

« Bonjour monsieur.

-Bonjour madame

-Vous êtes inscrit chez nous depuis vingt ans à peu près, vous pouvez nous retracer votre parcours ?

-Oui, alors comme vous pouvez le lire sur mon curriculum vitae, j'ai eu de gros problèmes pour être édité: j'ai été refusé partout et même André Gide n'a pas daigné me soutenir. Je suis resté plusieurs années à l'état d'ébauche, de feuillets épars, de cahiers négligemment jetés et abandonnés sur le lit de monsieur Proust!
J'ai tout subi : le café bouillant malencontreusement renversé, les miettes de pain qui me grattaient, les fumigations qui m'étouffaient, et pour comble de malheur, j'ai dû ingurgiter une quantité énorme de colle blanche, dont on connait aujourd’hui les effets nocifs pour la santé! Figurez-vous que monsieur Proust rajoutait sans cesse ce que Céleste Albaret appelait des «paperoles»: Vous savez ce que c'est des paperoles? Ce sont les rajouts de papier que monsieur Proust collait n'importe où, sur n'importe quelle page.
Vous ne le croirez pas mais certaines paperolles étaient si longues qu'elles trainaient jusqu'à terre! Vous imaginez les efforts que j'ai dû fournir pour maintenir mon équilibre sur une couverture de flanelle déjà glissante, lestée ainsi de paperolles dont le poids jusqu'à terre m'infligeait des torticolis, des élongations, des traumatismes tout le long du rachis, sans parler des chutes répétées sur le sol tour à tour glacial ou brûlant selon le degré de radiation du poêle. 
Vous n'imaginez pas quel fut mon calvaire lorsque mon maitre se levait soudain, enfilait trois ou quatre épaisseurs de lainages, tournait en rond dans la chambre pour soudainement arracher, dans un accès de rage, quelques feuilles qu'il froissait violemment et qu'il jetait par terre ! Vous avez tous ressenti la douleur causée par un sparadrap enlevé brutalement par une infirmière! Eh bien imaginez-vous cette douleur multipliée par deux, par quatre! Un enfer , madame! J'en pleure encore aujourd'hui!

-Bon, d'accord mais depuis on peut dire que votre situation s'est améliorée, du moins les quarante  années qui ont suivi: si je reprends votre dossier je vois des rentrées d'argent conséquentes!

-Oui, mais n'oubliez pas que j'ai été édité à compte d'auteur, personne n'a voulu de moi. Si monsieur Proust n'avait pas disposé d'une confortable aisance financière, je serais encore aujourd'hui entre ses couvertures!!

-Je vois que vous avez cotisé jusque dans les années 1960, puis plus rien! Que s'est-il passé? Vous avez été licencié?

-Mais non, madame, pas du tout, figurez-vous qu'on m'a ouvert pendant quarante  ans, page après page,  Quel bonheur! comment vous décrire la chaleur  qui vous embrase les joues à chaque page délicatement tournée par une main blanche et caressante. la pudeur m'oblige à une certaine réserve mais imaginez l'émotion ressentie lorsque les doigts d'une demoiselle ,légèrement humectés de sa langue, s'emparent du coin supérieur droit de la page, la font glisser de la droite vers la gauche, alors que  l'éclat perçant de son regard bleuté me fouille et me pénètre. Quelle jouissance! madame! quelle jouissance!

-Oui, bon, je reprends votre dossier: votre inscription comme demandeur d'emploi date de 1968. Que s'est-il passé?

-Vous l'avez dit vous-même, madame. La révolution! Je le savais: lorsque monsieur Proust noircissait mes pages des élucubrations des duchesses de Saint Euverte, de Gallardon, des marquises de  Villeparisis et autres mondanités de la coterie parisienne. Combien de fois ai-je résisté madame? Vous savez ce que je faisais? Je bougeais imperceptiblement sous la plume. Monsieur Proust s'énervait, recommençait, cassait des plumes qui me blessaient horriblement, mais finalement finissait par remplir des pages et des pages de princesses, de duchesses, de barons, bref de toute l'aristocratie parisienne!
Comment faire comprendre aux étudiants que je n'étais pour rien dans ce fatras de personnages insignifiants! On m'a jeté , madame, on m'a brulé, on m'a insulté, on m'a traité de «bourge», d'aristo, de gosse de riche! J'ai été trainé à la Sorbonne occupée, on m'a interrogé, je me suis défendu avec acharnement, j'ai reconnu les faits, j'ai plaidé coupable, j'ai argumenté: D'accord, c'est tous des bourges, mais la petite madeleine, la mémoire accidentelle, les signes mémoratifs, les correspondances Baudelairiennes, la résurgence du passé dans la mémoire affective : le temps madame, le temps retrouvé! Ils riaient, madame! Des merguez dans la Sorbonne, madame, ils ont envahi l'Odéon et insulté Jean Louis Barraut madame, vous vous rendez compte, Jean-Louis Barrault! On a allumé des barbecues avec mes pages et on a fait cuire des saucisses dessus! et pour éteindre les flammes on m'a pissé dessus, madame!

-Oui bon, ça va! Ça a duré quelques années, et après?

-Après madame, le pire est arrivé! Plutôt la souffrance, plutôt la douleur, plutôt le mépris, tout madame tout mais pas ça!

-Quoi ça?

-Mais l'oubli madame, l'oubli! Voilà vingt ans que je suis enfermé dans une bibliothèque madame, vingt ans! Vingt ans d'immobilité. Ils passent devant moi, leur main tapote les couvertures des livres, personne ne m'a jamais ouvert depuis vingt ans. Imaginez-vous, madame , enfermée pendant vingt ans, sans bouger, avec vos  pages qui s'ankylosent, qui restent collées par la poussière et l'ennui.

-Pardonnez-moi mais vous lire n'est pas … facile!

-Mais madame, je ne vous demande pas de me lire, simplement de m'ouvrir, n'importe où, ne serait-ce que pour me faire faire un peu d'exercice! Je vous en supplie, faites quelque chose pour moi!

-Bon, écoutez: J’ai une offre pour caler un meuble; un lit occupé par un couple! Payé au Smig.

-Vous n'auriez pas plutôt un bureau; ou quelque chose comme ça ?

-Attendez, je regarde: oui , il y aurait bien le bureau de monsieur Pivot, Bernard Pivot , il a perdu un pied dernièrement: votre corpulence conviendrait. C'est un CDI, mais il y a une période d'essai de trois mois: le bureau doit rester stable quoiqu'il arrive, vous comprenez.

-D'accord madame, d'accord .Puis-je vous demander si monsieur Pivot aura la gentillesse de m'ouvrir de temps en temps?

-Tout à fait cher monsieur, d'ailleurs c'est inscrit dans le contrat de travail!

-C'est parfait madame, de toutes façons, c'est monsieur Proust qui l'a dit : « La vraie vie, la  seule vie enfin découverte et éclaircie, c'est la littérature »!!

 Louis Portejoie.
Illustration: exposition Proust, http://expositions.bnf.fr/proust/grand/322.htm

 

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