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10 juillet 2015

La clé des champs, par Evelyne Grenet

Piste d'écriture: donner la parole à ceux qui, d'habitude, ne l'ont pas, animaux, végétaux, objets...

clé florale

Nous sommes deux sœurs jumelles. Mon histoire commence comme la chanson de Michel Legrand. Je m'appelle Ingrid, voici ma sœur Luce. Nous sommes fines, élégantes, brillantes. Nous sommes liées au même amour. Il est statique, plaqué contre la porte. Nous allons vers lui. L'une ou l'autre, matin, soir, souvent plusieurs fois par jours, nous lui rendons hommage. Quel plaisir infini de sentir nos corps étroitement imbriqués l'espace d'un instant. Bonheur fugitif ! Pas de jalousie entre nous, nous sommes arrivées en même temps dans la même famille. Luce appartient à Monsieur, j'appartiens à Madame.  

En réalité j'ai trois autres sœurs, l'une a la tête jaune, l'autre la tête rouge, une troisième la tête bleue. Ces trois-là, sont celles que je connais.... Mais il y en a peut-être d'autres que je m'efforce d'ignorer. Elles sont tellement hautaines, fières de leurs couleurs carnavalesques. Elles appartiennent à la génération spontanée. Vous vous rendez à la boutique clés minutes et, dans la minute -c'est le cas de le dire - vous pouvez remplir un trousseau de ces filles qui se croient belles. Narcisse, Coquelicot et Bleuette -oui je sais elles portent des noms ridicules ; c'est ma revanche à moi de les avoir baptisées ainsi - ces trois-là donc, appartiennent aux trois enfants de la maison.

Bleuette, appartient à Kevin. Elle est la plus simplette du lot. Elle se complaît au milieu du linge froissé au fond d'un sac de sport. Elle apprécie la douce moiteur d'un t-shirt et d'un short imbibés de sueur après un match de tennis, le tout parfumé à l'odeur des chaussettes sales. Elle prend plaisir à se cacher dans une poche, une trousse, ou au fond d'un tiroir. Un jour, Kevin l'a trouvée blottie au fond d'une basket.... Mon Dieu quelle horreur ! Respirer cet air confiné une journée entière !... La pauvre, finalement je la plains... Tous les jours en arrivant à la maison elle fait un vol-plané avec atterrissage forcé sur le guéridon du couloir. Rien que d'évoquer cette idée j'ai la tête qui tourne, j'ai mal au cœur !... Un jour, restée coincée dans une poche de Jean, elle a subi le programme lavage haute température du lave-linge. En fin de cycle l'essorage l'a rendue hystérique. Quelle épreuve ! Depuis ce jour-là sa tête bleue se décolle. Comment dire, elle n'a plus toute sa tête !...

Narcisse a pour maître Julien, l'aîné de la fratrie. C'est le plus intellectuel des trois enfants. Il prépare un doctorat en informatique. Il est studieux,  méticuleux,  soigneux. Sitôt rentrée à la maison, Narcisse est déposée dans un petit vide-poche sur le dessus du bureau. Elle reste là à se prélasser en compagnie de quelques trombones, adossée à une gomme. Elle tire une grande fierté de cette situation. À ses admirateurs les stylos plantés au garde à vous dans le pot à crayons, elle raconte sa journée passée à l'université. Elle devient le nombril du monde. Maintenant, vous comprenez pourquoi j'ai choisi un tel prénom pour elle !

Coquelicot est la plus timide, elle rougit pour un oui, pour un non. Elle est en permanence accrochée à un porte-clés hello Kitty, lui-même suspendu au sac à dos de Myrtille la petite dernière. Toute la journée,  elle se balance. Il faut dire que Myrtille est passionnée de danse. Elle saute, fait des entrechats en permanence... Malgré cette tête rouge horrible, Coquelicot est celle que je trouve la plus sympathique.

 

Dernièrement, Luce a failli faire des infidélités à notre verrou bien-aimé. Un ouvrier est venu à la maison pour réparer quelques problèmes de plomberie. Monsieur lui a confié son trousseau de clés pour ses allées-et-venues dans la journée. Luce s'est ainsi trouvée étroitement blottie contre une clé anglaise dans la caisse à outils de l'artisan. Cette cohabitation dans un lieu si réduit lui a tourné la tête. La voilà amoureuse de la Britannique ! Amour platonique ! Heureusement, elle est revenue dans l'attaché-case de monsieur. Désormais,  elle ne parle plus de filer à l'anglaise !

De toutes mes sœurs, je suis la plus chanceuse. De ses mains fines très bien manucurées, Madame me prend et me dépose toujours avec délicatesse. Le poudrier et le rouge à lèvres sont mes compagnons de voyage dans un sac délicatement parfumé, lorsque Madame fait du shopping. C'est dans une petite bourse moelleuse au fond d'un sac de sport que j'attends Madame à la gym. Ma vie n'est que douceur !

 

 Mauvaise nouvelle. Kévin, toujours intrépide, est tombé en faisant du roller en ville. Sac de sport renversé sur la chaussée. Glissade sans fin pour Bleuette. Chute incontrôlée dans une bouche d'égout. Quelle fin misérable ! 《Ce n'est pas grave a dit Madame à son fils Kevin, de toute façon nous devons changer le verrou qui n'est plus aux normes pour les assurances. Désormais, il faut trois ancrages à une serrure. Donc, prochainement tu auras une nouvelle clé...》. Pas même un regret pour Bleuette qui vient de périr d'une manière si dramatique...

 

Joli mois de mai. Je suis enfermée, avec mes sœurs et notre bien-aimé, dans un sac en plastique, en vente dans un vide-grenier. J'étouffe prisonnière ainsi... Qui veut de nous ? Regardez comme nous sommes belles. Nous sommes deux élégantes fines et brillantes, plus deux ravissantes avec leurs couleurs modernes... Ne trouvez-vous pas ?

- Regarde papy ces clés comme elles sont jolies. Moi, je veux la rouge !

- Tu as raison ma chérie, il nous faut un verrou pour le cabanon du jardin. Celui-ci va faire l'affaire...

Ainsi va la vie ! Je finis dans la poche d'un vieux monsieur qui, tous les jours, se rend à son jardin. Vive la clé des champs !

 

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