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4 octobre 2015

À la recherche de la montre perdue, par Louis Portejoie

montre eterna

19 octobre 2013: un village proche de Montpellier

   On se met en ligne à la sortie du cimetière: Véronique m'embrasse, me serre dans ses bras pour une accolade appuyée; puis les amis, puis les connaissances, puis les amis des amis. Je suis fatiguée, la messe a été interminable, les discours un peu longs. Bon, ça va, il est mort il est mort!

Je regarde l'heure, et je réalise: mon papy, mon papy à moi, je ne le verrai plus jamais. C'est sa montre qui me fait signe, celle sur laquelle je compte les minutes qui me séparent de la délivrance: «Une montre d'homme, s'était-il excusé: une montre de marin, une Kon tiki. Ce n'est pas une montre de femme, elle est un peu mastoc sur ton poignet. Tu ne la mettras pas pour aller danser mais porte-la de temps en temps. Je l'ai, comment  dire? Magnétisée! Elle te portera chance, elle t'aidera dans ta vie. Mets-la à chaque coup de grisou et tu verras, tu sentiras comme un fluide remonter jusqu'à ton cœur: je serai là, avec toi .»

Je masse discrètement mon poignet: le dos de la montre diffuse un parfum et me picote un peu, comme si de minuscules aiguilles me piquaient. Ça remonte le long de mon bras jusqu'à la tête, Je me sens mieux, plus légère. Et si c'était vrai!

2 février 2014: une rue commençante de Montpellier

- Salut Gégé.

-Bonjour Antoine, la pêche a été bonne?

-Pas mal, regarde.

Antoine vide ses poches: quelques portefeuilles. On fait le compte: 764 euros 32 cents, en tout.

- C'était mieux hier: ce sera mieux demain, plaisante Gégé.

-Attends t'as pas tout vu, j'ai une surprise pour toi, regarde ce bijou: une montre «Eterna», pas une contrefaçon hein? Une vraie, une «kon tiki» tu te rends compte?

- Oui … pas mal… je peux t'en donner 300 euros.

- Quoi? 300 euros? Une véritable montre Eterna, tu plaisantes!

- Tu connais pas le marché, je pourrai la refourguer pour 600 euros, et encore! C'est mon dernier prix, désolé mon vieux, c'est la crise.

- Bon je préféré la garder, je vais essayer de la revendre moi-même.

- Comme tu veux, mais ne te fais pas trop d'illusions.

3 février 2014, Montpellier plein centre, proche de la piscine

   J'ai mal dormi, très mal. Hier j'ai passé mon temps à fouiller partout aux alentours de la piscine, j'ai fait des allers retours sans cesse, les yeux rivés au sol, balayant de gauche à droite, puis de droite à gauche. Une montre, ça brille, surtout une Eterna, sur le goudron noir ça devrait éclater, scintiller, mais rien de rien. Je suis allée aux objets trouvés, j'ai vu des montres en pagaille, mais pas la mienne. J'ai posé partout des affiches, sur les arbres, sur les poteaux, dans les médiathèques, à la piscine, «grande valeur affective, grande valeur sentimentale». Mon portable est branché sur le vibreur, je le cramponne, je veux qu'il m'explose dans la main, je le serre convulsivement. Mais rien, rien de rien, il reste stupidement inerte .je commence à réaliser: c'est foutu .

Un cimetière proche de Montpellier, 7 février 2014

   «Bonjour papy, voilà, je t'ai apporté des fleurs, tu vas avoir la plus belle tombe du village, je viendrai te voir souvent, tu sais. Attends, je vais arranger un peu le gravier, voilà, super!

    Bon, alors comme tu le savais, Sophie  est  en 6ième cette année, elle a passé de bonnes vacances chez Joëlle, et Pierre est venu la rejoindre à la fin du mois de juillet. Lui, c'est comme toujours, la console de jeux et je parle plus à personne! Ça t'énervait au plus haut point mais tu l'aimais bien: il a quand même bien voulu t'accompagner à la pêche, à 6 heures du matin! Bravo papy. À part ça rien de bien nouveau, papa et maman ça va, toujours dans les travaux, finalement papa a réussi à avoir le terrain à côté de la maison, ça change tout, tu verras, enfin, tu verras…

    Bon, papy, il faut que je te dise quelque chose, enfin, je préfère t'avertir, ça va pas te plaire: alors voilà, tu as sans doute remarqué que je n'ai pas mis ta montre pour venir te voir, c'est parce que... enfin...voilà: j'ai fait changer le bracelet, il me grattait et ça me faisait comme des allergies, alors je la mettrai la prochaine fois. Bon, eh ben voilà, je vais te laisser papy, je t'embrasse bien fort, je pense tout le temps à toi.

Montpellier centre-ville : 9 mai 2014

    Plein soleil, heureusement la terrasse de la Salida est à l'ombre. Magali s'installe avec Virginie, son amie de toujours: c'est elle qui l'a présentée aux galeries Lafayette, passage Antigone. Elle travaille au rayon lingerie, et ça lui va bien. On parle même d'une promotion: et pourtant, Magali ne parvient pas à se satisfaire. Elle s'excuse: «j’en ai pour cinq minutes, je vais chercher des timbres: ne bouge pas».

Véronique sait: Magali ne va pas acheter des timbres, elle va revoir pour la énième fois sa petite affiche: déchirée, incomplète, jaunie, au cas où. Elle reviendra encore une fois, ne dira pas un mot et plaisantera à propos du garçon de café qui virevolte avec son plateau à bout de bras ; puis elle attendra la prochaine fois.

La voilà, mais quelque chose a changé: Magali est fébrile: juste au-dessous de la petite affiche, juste à l'endroit où elle est déchirée, on a inscrit un numéro de téléphone. «Attends Magali, attends, calme toi, ne te précipite pas, c'est peut-être une blague, ou alors ça n'a rien à voir».

Cimetière; 13 mai 2014

«Bonjour papy, j’ai apporté de quoi nettoyer ta tombe, c'est le printemps, voilà, c'est des tulipes, tu les aimais bien, je crois. Y a pas grand-chose de nouveau, depuis trois mois, je suis contente de mon travail aux galeries Lafayette, au rayon lingerie. Évidemment je ne peux pas mettre ta montre, ça fait trop masculin, mais je la regarde chaque soir avant de m'endormir. Je la mets quand je suis en congé, à la maison, avec son nouveau bracelet. Elle est très douce, très confortable, et elle est encore magnétisée: ça me réchauffe et ça me redonne le moral, merci papy. Je l'apporterai la prochaine fois, tu verras, elle est encore plus jolie qu'avant, un bracelet en cuir, ça fait classe.

Merde! Oh pardon papy, j’ai cassé le vase, ça glisse sur le marbre: j'en rachèterai un autre. Attends, je ramasse tout ça, voilà. Tu sais papy, je ne vais pas pouvoir revenir avant quelque temps, mais tu es dans mon cœur et dans mes pensées, voilà. Au revoir papy.la prochaine fois je mettrai ta montre, promis.

Montpellier; 15 mai 2014

- Allo? Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger, est-ce que c'est bien vous qui avez noté un numéro de tel sous ma petite affiche concernant une montre Eterna ?

-Bonjour madame oui, tout à fait, c'est bien ça: je suis antiquaire, j'ai racheté un lot de montres et il y avait celle-là dans le lot, un Eterna Kon Tiki Je ne sais pas si c'est la vôtre mais je la vends 600 euros, c'est une affaire mais il faut vous décider rapidement, j'ai beaucoup de demandes.

-Votre magasin est situé où?

-Ah mais je ne suis pas d'ici, par contre je peux passer à Montpellier demain, on peut se retrouver quelque part

- D'accord, près de la fontaine Neptune il y a un café, la Salida, on peut se retrouver là, je sors  à 18 heures

- D'accord, j'y serai, à demain, au revoir madame.

Cimetière: 15 mai 2014

    «Bonjour papy, regarde, mais regarde! Ta montre, elle est là, à mon poignet. Finalement j'ai gardé le bracelet d'origine, le bijoutier m'a dit que ce serait dommage de le changer, mais ça va, je m'y suis habituée. Elle me fait du bien tu sais, elle me réchauffe et me redonne le moral; je suis si contente papy. Je …. voilà ...

Bon écoute papy... il faut que je te dise... voilà, euh, ta montre, en réalité... je l'avais perdue en plein centre de Montpellier: j'ai cherché partout, j'ai mis des petites affiches, et rien pendant au moins trois mois; voilà. C'est pour ça que je ne suis pas venue te rendre visite, voilà…. et figure toi qu'un type a laissé son numéro de téléphone, sous l'affiche. On s'est donné rendez-vous à la Salida, il avait ta montre papy, je lui ai rachetée et voilà, elle est là, à mon poignet. Elle est belle! Je la porterai toujours finalement, même au travail; ça va mieux papy, je sais pas pourquoi je te raconte tout ça, peut-être que tu t'en fiches, là où tu es, mais je suis soulagée, je viendrai te voir plus souvent papy, c'est promis."

    Ouf, ça va mieux, nettement mieux. Je  sors du cimetière, la main sur la montre. Je sens des picotements, une chaleur qui diffuse tout le long de mon bras, jusqu'à mes tempes: je dois m'asseoir sur un banc, ça tourne un peu, je respire un bon coup, mais oui. Pourquoi je lui ai raconté tout ça! Ce n'est pas le magnétisme de la montre, je ne l'ai pas eue pendant trois mois ! Je me retourne vers la grille du cimetière, je fais quelques pas à reculons. Je ne sais plus qui a noté cette remarque, mais c'est bien ça:« les morts gouvernent les vivants.»

 

 

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