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11 décembre 2015

Premier rendez-vous, par Sylvie Albert

Piste d'écriture: commencer par la fin (ou la presque fin). Imaginer une fin, ou une scène se situant aux deux-tiers de votre nouvelle,  en s'appuyant sur une ou plusieurs photos, puis dérouler ce qui précède, quitte à poursuivre un peu ensuite..  Cette nouvelle a été inspirée par  la photo de Richard Avedon, Carmen (Hommage à Munkacsil), 1957.

Mathilde saute de joie depuis ce matin. Littéralement. Sur place, dans les escaliers, elle semble avoir avalé un kangourou ! Et ce malgré le mauvais temps. Pluie et grisaille n’ont aucune influence sur son moral. Pensez donc ! Aujourd’hui elle va retrouver son père, elle en est sûre. Cela fait 23 ans qu’elle attend ce moment, alors même un ouragan ne pourrait ralentir son élan. Elle enfile sa petite robe chic, son manteau neuf et ses beaux escarpins rouges. Elle pose délicatement un béret sur son chignon bouclé pour le protéger, chignon que sa meilleure amie Aurélie a eu toutes les peines du monde à terminer il y a quelques minutes, tellement elle bougeait. Mathilde prend son sac, et cherche son grand parapluie jaune. Zut, elle ne le trouve pas, pourtant il est facilement repérable ! Elle n’a pas le temps de vider sa penderie, tant pis, elle prend le petit bleu d’Aurélie. Et la voilà qui part, toujours sautillante. Et qui traverse la place de la Comédie à grandes enjambées joyeuses.

Dire qu’il y a un mois elle a failli complètement abandonner ses recherches… Elle avait alors, croyait-elle, épuisé toutes les pistes possibles, frappé à toutes les portes pouvant s’ouvrir sur un avenir radieux.

        En effet, depuis toute petite, elle est à la recherche de cet homme mystérieux, ce papa absent, ce géniteur fantôme que sa grand-mère déteste et dont le prénom, à peine prononcé, fait venir les larmes aux yeux de sa mère. Elle n’osait pas trop insister car ses questions déclenchaient invariablement un chapelet d’injures dans la bouche de Mamie Do et une crise de larmes de la part de Maman. Alors elle a appris à grandir avec ce manque, qu’elle a compensé en se créant un père fictif doté de toutes les qualités et débordant d’amour pour elle. Et elle a toujours choisi ses amies en fonction de leur père et de la figure protectrice qu’ils incarnaient. Adolescente, Mathilde a posé de plus en plus de questions à sa mère, en cachette de Mamie Do. Elle a ainsi appris, après bien des stratagèmes, qu’elle était la fille illégitime d’une personnalité importante dans la région, mais d’origine corse, que sa mère avait rencontrée lors de vacances à Bonifacio. Malheureusement, elle n’a pu en savoir plus, car cette dernière a fini par tomber malade à la suite du chagrin qui la consumait depuis des années, et s’est retrouvée à l’hôpital psychiatrique, laissant Mathilde sous la responsabilité de sa grand-mère. Et celle-ci se serait fait découper en rondelles plutôt que de lui révéler quoi que ce soit.

        Mathilde a donc entrepris des recherches avec le peu qu’elle savait. Elle est partie travailler deux étés successifs comme serveuse en Corse et a profité de son temps libre pour enquêter de-ci, de-là. Mais les éléments en sa possession n’étaient pas suffisants, et le secret devait être bien verrouillé… Elle a cru rencontrer des membres de sa famille, mais sans en avoir le cœur net. Elle a posé beaucoup de questions et a en retour fini par recevoir des menaces. Ce n’est pas un coin où l’on aime les questions…

Alors elle est revenue cet automne, bredouille, sur Montpellier et a repris le fil de ses études. Souvent triste, et par moments même désespérée. Et puis dans le cadre du programme d’échange d’étudiants Erasmus, elle est partie trois mois à Londres. Ce dépaysement lui a fait le plus grand bien, elle a commencé à émerger de son obsession pour s’intéresser aux autres, à cette nouvelle culture, à l’entreprise dans laquelle elle travaillait. C’est sur le trajet du retour carmen richard avedonqu’elle a eu la surprise de sa vie : dans la salle d’embarquement, elle est tombée sur une jeune femme un peu plus âgée qu’elle, mais qui omis cette petite différence pouvait être considérée… comme sa jumelle ! Mêmes grands yeux verts, mêmes cheveux bruns bouclés, même fossette au menton sous la même bouche pulpeuse. Mathilde était certes plus grande, de par ses origines maternelles certainement, mais leur silhouette était très ressemblante. Et, pour couronner le tout, elles avaient la même petite tache de vin sur le lobe de l’oreille, l’une à droite et l’autre à gauche ! Ce fut un choc pour les deux jeunes femmes, qui se sont mises à parler en même temps, sidérées. Mathilde a raconté son histoire, Mélodie la sienne, et il leur fut bientôt évident que la fameuse personnalité locale recherchée par Mathilde était bien leur père à toutes les deux !

        Elles ne se quittent plus depuis leur atterrissage, rattrapant le temps perdu, l’une comme l’autre ayant toujours rêvé d’avoir une sœur. Les parents de Mélodie sont séparés depuis belle lurette, il n’y a donc plus vraiment d’obstacles à la rencontre de Mathilde avec son père, qui ne l’a jamais vue.

        Et c’est ce vers quoi Mathilde court, impatiente, aujourd’hui. Mélodie et leur père l’attendent pour déjeuner au restaurant l’Insensé, son préféré. Elle se sent légère comme jamais, elle se hâte, elle court presque, elle donne l’impression de voler sous le coin de ciel bleu qu’offre son parapluie…

Sylvie Albert, décembre 2015........................................Richard Avedon, août 1957........

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