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18 décembre 2015

On dirait... par Fanny Finet

S'inspirer d'une photo pour créer une scène, et dérouler ensuite tout le récit. Ici, une photo de Sergio Larrain, Valparaiso. Un récit étonnant...

fin 2 amis (2)

« On dirait que t'es le blessé et moi le sauveur. » Comme d'habitude, j'accepte les règles du jeu inventées par mon grand frère. Nos parents sont en train de lire chacun leur magazine, allongés sur le sable froid de la plage de Dunkerque. Parfois, ils jettent un coup d’œil dans notre direction.

La marée est basse, on est un peu trop loin du bord de mer pour s'amuser à sauter dans les vagues. De toute façon, maman a rejeté cette idée, l'eau est trop froide, on attraperait « mal » comme elle dit.

 « Bon alors, t'as été blessé à la guerre et moi je suis le lieutenant hyper courageux qui vient te chercher sur le champ de bataille au péril de ma vie. Heureusement, je connais tous les gestes du sauveur alors je vais te sortir de là. Allonge-toi sur le dos. » Mon frère a résumé le début de l'histoire. Son ton engagé force mon respect.

En m'étendant sur le sable, je cligne des yeux parce que le soleil, même s'il joue à cache-cache avec les nuages, apparaît au moment même où je décide de fixer mon regard mourant vers le ciel.

 « Ferme les yeux et fais comme si tu étais évanoui, ce sera plus simple».

Sage conseil prodigué par Matthieu. J'essaye de paraître le plus neutre possible, sans trop fermer les yeux, sans trop froncer le nez. Je suis presque mort.

Et là, d'un geste vigoureux, il me bascule sur le côté, je goûte le sable humide qui craque sous mes dents et je trouve cette sensation horrible.

Je n'ose pas ouvrir les yeux de peur de gâcher notre super scène de guerre. Matthieu fait beaucoup d'effort pour investir son rôle de héros, je ne veux pas le décevoir dans le mien. Il faut dire que je joue bien le mort. Je me sens complètement amorphe et je suis sans doute lourd à déplacer.

 « Humpf. Soldat, ne vous inquiétez pas, je vais m'accroupir, vous attraper par les poignées et vous mettre sur mon dos. Allez, vos bras vont me servir de levier. Appuyez bien votre tête contre la mienne. N'ayez crainte. »

Je crains justement qu'il me fasse mal et sans le vouloir, mon corps se raidit un peu, proteste face aux tentatives de Matthieu qui voudrait me désarticuler sans le savoir.

Alors, il me glisse dans l'oreille : « Bouge pas Oscar. Je vais me relever et toi tu t'appuies bien sur mon dos, comme ça tu ne te fais même pas mal, promis. »

Il a passé ses épaules sous les miennes, je sens son dos s'arrondir et ses cheveux chatouiller ma nuque puis, dans un élan qui me surprend, il se redresse sur ses pieds et se met en marche. Me voilà calé sur lui comme un sac à patates, mes pieds tapent ses fesses, je ferme les yeux encore plus fort car le nuage n'est toujours pas passé devant le soleil qui m'aveugle. Quand même, qu'est-ce qu'il est fort mon frère. Soudain, il hurle et m'esquinte les tympans :

 « Maman, papa, regardez comment j'arrive à porter Oscar !! papa prend une photo ! »

Je garde les paupières closes mais j'imagine bien mon père courir et fouiller dans le sac de ma mère pour attraper le jetable. Mon père, c'est un gosse comme nous. Il nous encourage à jouer « à faire semblant », même quand on choisit la guerre parce qu'il dit que ces jeux développent notre imagination et apparemment l'imagination, ça rend intelligent... Mais ma mère, elle, n'aime pas quand on joue à faire le mort. Ça l'impressionne, je crois.

 

20 ans ont passé depuis que cette photo a été prise. Je crois que je ne l'avais jamais vue. Je n'en avais que le souvenir de l'autre côté de l'objectif. Ça me fait un drôle d'effet de me rendre compte que j'avais imaginé cette scène exactement comme elle a été saisie par mon père.

Faut dire qu'on se connaissait bien avec mon frère. Ma mémoire a imprimé toutes ses mimiques, ses tics de langage, ses regards qui en disaient long. En somme, ce cliché marque le début d'une belle histoire entre frangins. Cependant, aujourd'hui quand je la regarde, elle ne m'inspire que rage et désespoir.

 

Cette fois, c'est moi qui n'ai pas pu te sauver quand les méchants ont mitraillé à tout va dans la fosse de la salle de spectacle, Matthieu. J'ai senti une balle me frôler mais c'est toi qui l'a reçue, en pleine mâchoire. J'ai bien essayé de te mettre sur mon dos pour te sortir de là mais je savais déjà que c'était fini.

La scène ne s'est pas passée comme tu l'avais imaginé. Nous n'étions même pas sur un champ de bataille et tu n'avais pas pu annoncer les règles du jeu. Malgré l'imagination, je n'ai pas su quoi faire. Nous ne pourrons plus jamais rejouer l’épisode pour l'améliorer et pour faire rire notre père. Il pleure beaucoup depuis que la réalité a dépassé la fiction…

 

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