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1 janvier 2016

Blanche au Asar, par Carole Menahem-Lilin

Le dernier texte que j'ai écrit en atelier, pour fêter ce premier jour de l'année. Carole.

Gérard Uféras, Elisa Jimenez, 2000

 La voilà. Étendue, de profil, sur le comptoir. Ses belles fesses à peine voilées par le tissu clair et fin de la robe. Soulignées, plus impudiques que si elles avaient été nues. Ses jambes à demi repliées sont, elles, cachées par le tissu qui s’évase à partir de l’arrière des cuisses. Plus haut, la couture suit le long du dos la ligne de sa colonne vertébrale, on dirait que la robe-fourreau a été cousue sur elle, à petits points froncés qu’on a envie de toucher, c’est troublant.

C’est ce qu’elle s’était dit en se voyant pour la première fois, dans le jeu de miroirs qui lui permettaient d’admirer la robe sur elle sous (presque) tous les angles. Parce qu’il y a toujours un angle mort, de soi par rapport à son corps. Un inconnu. On peut presque tout observer du monde proche, pour peu qu’on s’en donne la peine. Mais qui peut se vanter de connaître le dessin de ses omoplates ? Sa chute de reins ? L’esquisse de sa nuque ? On est à soi-même une géographie cartographiée seulement par des on-dit. Et encore, seulement quand « on » veut bien dire, et sait voir.

C’est pourquoi, d’abord, elle avait choisi de faire ce qu’elle est en train de faire. S’exhiber. Dans cette pose. Dans cette robe. Sur le comptoir d’acajou d’un sombre vieux bistro. Livrée aux regards et en particulier à celui, exorbité et démesurément rond, de l’objectif. Qui  n’aura, elle le sait, d’objectif que le nom. Parce que derrière l’objectif, il y a un homme, ou une femme, qui regarde et fait des choix. De cadrage. De lumière. D’ouverture ou d’obturation. De sensibilité.

Tous ses termes techniques lui parlent. Lui – le photographe – lui a dit qu’il utiliserait une pellicule de tant de asa, elle s’était dit qu’elle serait assez d’accord pour s’appeler ainsi, Asar, et se laisser développer sur beau papier couché et mat.

Pourtant quand l’histoire avait commencé, le tableau n’était pas très brillant.

« Tu viens de loin ? avait-il demandé.
– Du nord.
– Le Nord, c’est vaste. »

Elle avait acquiescé. Le Nord, c’est d’autant plus vaste quand on se sent toute gelée.

Ils se parlaient dans un bistrot, déjà. Un assez semblable à celui-ci. Lumineux et sombre. Beaucoup d’angles, beaucoup de carrés. Une géométrie amoureuse d’elle-même. « La rondeur des cous des bouteilles et des culs des verres » (dixit lui). « Le jeu dansant des reflets », dixit elle, en levant un bras, doigts écartés pour se faire signe dans l’une des glaces lointaines.

« Tu es belle quand tu fais cela, avait-il apprécié.
– Quoi, cela ?
– Ce geste. Ton geste.
– Ah. »

Mais ça lui avait plu, qu’il lui restitue, par la parole, un mouvement quasi inconscient jusque-là. Elle levait le bras en écartant les doigts. Surtout, elle le levait haut. Certaines se recoiffent ainsi, fourragent dans leurs cheveux. Elle, semblait vouloir fourrager dans les cheveux du ciel. En l’occurrence, du plafond assez cubiste et sombre de ce bistrot, qui savait ménager ses effets.

Elle sourit au jeune homme, plutôt petit, pattes d’éph et veste de velours côtelé, des yeux magnifiques d’épagneul qui aurait eu les yeux bleus, mais perdus dans une frange trop longue et tout ce tissu, comme une souris épagneule qu’on aurait chargée de faire l’éléphant.

Malgré tout, elle se sentait rassurée par ces yeux au regard très ouvert, un regard qui prenait le temps de se poser sur les choses. Elle sourit donc, et reprit son geste. Plus étudié, plus long. Les doigts toujours écartés mais la paume retournée, comme si elle voulait cueillir une pomme. Ou une étoile. Une pomme d’étoile.

Ça lui tordit le ventre, à lui. Au bon endroit. Une torsion, une tension plutôt, délicieuse. Il faudrait apprendre à poser les mots exacts sur les sensations, pensa-t-il. « Qui pense à se demander exactement ce que nous ressentons ? Pourtant ce que nous ressentons informe ce que nous voyons.
– Et ce que nous voyons déforme ce que nous ressentons », lui répondit-elle, et c’est ainsi qu’il se rendit compte qu’il avait parlé tout haut.

Il n’était pas d’accord avec le mot « déformer ».
« On dirait que tu parles d’une torture, dit-il.
– Ce n’est pas faux, répliqua-t-elle. La torture blanche de vivre où ça ne convient pas qu’on vive, en tout cas que toi, tu vives. Depuis ces lieux qui ne conviennent pas, mais qui te tiennent, tout te parvient déformé. Engourdi. Une blancheur qui, à force, te tord la bouche. »

Il avait froncé le nez.

« À propos de blancheur, il n’est pas courant de voir une fille en robe de mariée sous son imperméable, dit-il.
– Pas de mariée. De demoiselle d’honneur ».

À son ton, il avait ressenti que pour elle, c’était pire. Malgré tout elle souriait, et il eut envie de boire à ce sourire. Il tendit donc son verre, qui effleura le sien. Cela créa, dans l’atmosphère alourdie, un léger tchin chantant. Ils burent, regard bleu contre regard noir, tous deux bloqués au-dessus de la transparence du verre. Une gorgée pour lui, presque tout le vin pour elle.

« Tu n’as pas faim ? demanda-t-il. On parle, on boit… et je compte bien que tu me racontes ce qu’il y a d’horrible à être demoiselle d’honneur dans une robe aussi somptueuse que celle d’une mariée.
– Je ne sais pas.
– Ce qu’il y a ?
– Non, si je te raconterai. »

Elle avait abaissé sa main, qui s’était repliée sur son ventre. C’est-à-dire, sur le tissu satiné qui faisait du x ventre une dragée. La main triturait, bouchonnait. Lui ne voulait pas être impoli, et garder les yeux fixés à cet emplacement pouvait être considéré comme gênant. Intrusif. Il en avait bien conscience. Mais la main était terriblement expressive.

« Bon, dit-il après un instant. Après tout, je m’en fous. Mais : tu veux des frites ? ça complèterait bien le tableau.
– Quel tableau ?
– Toi. Vous. Une fille si exquisément maquillée et vêtue, survêtue d’un imperméable de marin bleu et chaussée de bottes de marin jaunes. Devant un bol de frites. Les bottes bien en évidence sur le fauteuil. »
Elle rit. C’était le deuxième rire en cinq minutes, et le vin n’y était pour rien.
« Pourquoi un bol ? demanda-t-elle. Tu as dit : un bol de frites. Ce n’est pas courant.
– Pas plus qu’une demi-mariée en bottes cirées jaunes.
– J’en conviens.
– C’est la similitude des mots, peut-être : tes bottes ont créé mon bol. Ou bien c’est un vieux souvenir de frites bien craquantes, servies avec des moules, mais dans un bol. Les lèvres luisantes de sel, et le ciel gris échevelé qui nous entortille. Les mouettes derrière, qui crient, et les goélands qui gueulent, et le grincement des bateaux de pêche qui tirent sur leurs chaînes.
– Je prends, dit-elle. C’est marée basse ?
– Oui, si les bateaux sont au port, et que les mouettes-et-goélands couinent sur le quai, au lieu de hurler sur les vagues.
– Ces oiseaux sont décidément très bruyants. »

Il sourit. « J’aime bien, moi. Ils s’expriment. Ce n’est pas très gracieux, contrairement à leur vol, mais ça swingue. »
Elle s’étira. « Tu aimes les sensations, toi, constata-t-elle.
– Possible.
– Depuis tout à l’heure, j’ai l’impression de parcourir avec toi une galerie. De sensations. Présentées, non pas dans un bol (hi hi)mais dans un cadre.
– Je suis photographe. Ça se devine tant que ça ?
– Moi, demoiselle ès honneur échappée à un mariage déshonorant, je l’ai deviné.  Les circonstances, tu sais. Ça te rend sensible aux signes. Ou résolument insensible. Je suis en train de sortir du brouillard blanc, je crois. Encore un peu de vin ? Je dois avoir assez pour payer la tournée. »

Il se leva, alla au comptoir pour demander deux verres de Sancerre et quelques portions d’amuse-mouettes, servies dans des bols, si possible. Qu’il régla : il n’allait pas profiter du désarroi de... de qui, au fait? Il s'étonna d'en savoir déjà tant sur elle, et de ne pas connaître son prénom.

« Blanche, bien sûr. Of course, Blanche. » Il secoua la tête.  « C’est hors course, Blanche. Un prénom d’attente. Il faut trouver le tien. » Elle dressa à nouveau les bras, haut au-dessus de ses boucles décoiffées, et se débarrassant des bottes, étira les jambes au-dessus du fauteuil, pieds pointés.

« D’accord, pas Blanche. Quoi, alors ? » Il la regarda en souriant. Ils auraient le temps de trouver.

 ***

La voilà, un mois plus tard. Étendue, de profil, sur le comptoir. Ses belles fesses à peine voilées par le tissu clair et fin de la robe. Soulignées, plus impudiques que si elles avaient été nues. Ses jambes à demi repliées sont, elles, cachées par le tissu qui s’évase à partir de l’arrière des cuisses. Plus haut, la couture suit le long du dos la ligne de sa colonne vertébrale, on dirait que la robe-fourreau a été cousue sur elle, à petits points froncés qu’on a envie de toucher, c’est troublant.

Ils ont pris le temps d’imaginer la pause. Elle voulait se voir comme lui la voyait. Comme une femme ne se voit jamais. Ils ont gardé la robe. L’imperméable aussi, traîne dans le coin. Les bottes, si on regarde bien, se dessinent en reflets clairs, parmi les bouteilles, toutes les bouteilles au cul rond et col de cygne de ce bar. Elle chantonne. Elle a la voix rauque, voilée. Le désir lui court dans la colonne vertébrale, le long de la ligne sismique de cette couture ourlée, qui se transformera en faille tout à l’heure, quand il la déshabillera. Il a toujours des yeux d’épagneul aux pattes d’éléphant. Il n’a pas écrasé sa porcelaine. Elle ne sait pas encore comment elle s’appelle, mais elle sait déjà comment elle paraîtra, sur l’épreuve blanche cernée de noir. Comme une porte qui se découvre, un destin qui se révèle. Comme une femme amoureuse.

Et pour le reste : Vos gueules, les mouettes !


Carole, décembre 2015

Deux pistes d'écriture  pour ce texte: commencer une histoire par la fin, en s'inspirant d'une image, ici une photo de Gérard Uféras, Elisa Jimenez, prêt-à-porter, 2000. Et créer un dialogue, en reprenant quelques lignes d'un dialogue existant (ici tiré de: Anne-Marie Garat, L'amour est une île, ed. Actes sud. "Tu viens de loin? - Du nord. - Le Nord, c'est vaste")

pour visualiser d'autres clichés du photograph;: www.polkagalerie.com/fr/gerard-uferas-travaux.htm

 

 

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Commentaires
R
Très joli texte aux images audacieuses. L'écriture érotique te va comme un gant ou plutôt comme une robe-fourreau !
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M
un très joli texte : léger sensuel et plein de subtiles comparaisons.<br /> <br /> Bravo. Marion
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F
Jolie rencontre, pleine de mystère et d'incongruité..<br /> <br /> Bises, Frédérique
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