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3 janvier 2016

Les courses de Berti, par Rosalie Jeannette

tuggener affiche

Inspiré de la photo: Berti est en retard, Exposition Jakob Tuggener- Fabrik une épopée industrielle 1933-1953

 Il y a belle lurette que la marée humaine a franchi la grande porte de la fonderie. Chaque ouvrier, aussitôt en tenue de travail, a regagné son poste et s’est mis au travail sans attendre de consigne particulière. Une vraie fourmilière où chacun connait son rôle à la perfection.

 Les cheminées ronflent déjà et crachent leur fumée noire et acre, rendant l’atmosphère pesante. Les ouvriers ont joué sur les lourdes poignées pour libérer des tonnes de fer dont la chute interminable finit imparablement en débris de fonte, dans un vacarme assourdissant.

 Berti ne regrettera pas complètement ce début de journée ratée, ses oreilles auront été momentanément préservées. Cela ne lui arrive jamais. A présent, elle court de son pas léger vers l’atelier de construction mécanique. Sa frêle silhouette se détache du paysage, malgré sa volonté de se fondre dans les méandres des allées et de l’immense bâtisse. Sa main s’est emparée du bas de sa petite robe noire pour allonger son pas ; ses jambes enfin libres augmentent la cadence et font danser son jupon d’un blanc pur qui contraste en ces lieux. Ses pieds battent le sol en gravier qui entonne un chant discret mais constant. Elle ne s’en soucie guère, elle doit sans attendre s’affairer à sa tâche avant qu’on s’aperçoive de son absence.

 La jeune femme s’empare des plans posés sur l’établi d’une main, de l’autre lit les noms des destinataires et des ateliers où ils devront être dispatchés. La liste est interminable ce matin ; elle aime penser que le rendement dépend de la rapidité à laquelle elle aura transmis les documents aux autres ouvriers.

 Elle ne s’attarde pas et reprend aussitôt sa course vers les différents ateliers figurant sur sa note. Ce qui est sûr, c’est qu’elle va se faire chambrer, « la fillette », comme la surnomment les anciens. Ce matin, elle ne laissera rien passer. Elle s’est fait couper les cheveux hier au soir pour se donner l’air d’un jeune garçon qui, selon elle, répondra avec plus d’assurance si des fois, ce qui est moins certain, il se faisait taquiner. Si ça ne suffit pas, elle mettra également des pantalons.

 

Elle s’élance, pique un sprint jusqu’à la salle des machines et jette les plans sur le bureau, sous les yeux subjugués du contremaître qui attrape son bras d’une main de fer : « oh, là Berti ! T’as le feu aux fesses », suivi d’un « très drôle » de la jeune femme qui s’est libérée de son emprise en quelques souples contorsions. Déjà, elle a repris sa folle course comme si elle avait le diable à ses trousses.

 Elle n’a qu’une seule idée en tête : filer au plus vite à l’atelier fonderie qui doit sans attendre recevoir ses instructions pour ne pas interrompre la cadence infernale des ouvriers tout au long de la chaine. D’ailleurs, elle passera rapidement devant eux en leur lançant des baisers avec sa main lisse et blanche, à l’opposée des corps enduits de sueur et de suie de ces ouvriers épuisés. Ils la regardent de leurs grands yeux tannés comme si une bouffée d’air frais traversait l’immense hangar austère, comme si la machine broyeuse s’évaporait soudainement ; un instant divin de légèreté qui s’immisce dans les lourds gestes maintes fois répétés.

Les sirènes retentissent sourdement ; c’est la pause déjeuner. Berti n’en tient pas compte et continue ses livraisons de poste en poste pour rattraper un peu du temps de sa matinée écourtée. Puis, elle se dirige enfin vers le vestiaire pour prendre son casse-croute, et s’élance à nouveau sur l’allée de gravillons pour se rendre à la porte d’une écluse donnant sur un cours d’eau. Ses pas semblent fendre l’air, elle se hâte pour passer plus de temps à rêver, suivant de ses yeux noisette le ruisseau cheminer jusqu’à l’infini, pour fixer ensuite son regard sur les grands arbres qui bordent l’autre rive. Mais déjà cet instant paisible est sanctionné par la sonnerie criant la reprise du travail. Berti, la petite coursière, reprend en rythme ses trajets d’atelier en atelier, jusqu’au crépuscule, quand les quatre cheminées laisseront échapper leurs derniers nuages noirs de la journée.

En dépit de tous ces kilomètres avalés, ce sera, sourire aux lèvres que Berti rentrera chez elle. C’est décidé, quand elle touchera sa paie hebdomadaire, elle ira s’acheter des pantalons en toile de jute, amples et bien solides.

 

 

 

 

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Commentaires
J
Bravo pour ta contribution, l'affiche de l'expo Jakob Tuggener en a suscité beaucoup, mais celle-ci est de loin la plus fidèle à l'ambiance de l'époque et aux intentions du photographe, chez lequel on sent une réelle empathie vis à vis du modèle.
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