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16 janvier 2016

Photographe en herbe, de Danièle Chauvin

Piste: S'inspirer d'une photo pour imaginer une fin, et dérouler l'histoire qui y mène.

Fernando Scianna, Sicile, 1987

Eté, chaleur, poussière. Enzo ne semble pas s’en soucier. Sur la place San Sébastien, depuis le début de l’après-midi, il court derrière le ballon. Ses camarades, agglutinés autour de lui tels un essaim en folie hurlent leur plaisir et leur excitation. Les pieds virevoltent, se suivent, se rattrapent, se dépassent, s’entrecroisent. Tlac ! Super ! Le ballon sort, mené par le jeu de jambes époustouflant d’Andréa. Il approche des buts, il y est…Pan, la vigilance de Lorenzo l’éjecte à l’extérieur de la zone de jeu. Ouf, ce n’est qu’une touche. Remise en jeu, et c’est reparti.

Les anciens, assis à l’ombre du platane, se rappellent leur temps d’il y a longtemps, le temps où eux aussi marquaient les limites du terrain de foot avec leur chandail, et, sous la canicule, sous la pluie, sous le vent violent, disputaient âprement leurs matchs. C’était le temps d’avant, le leur. Et puis leurs enfants avaient pris leur tour, avec leurs T-shirts. Parmi eux, Antonio, le père d’Enzo. Ç’avait été un brave gosse qui était devenu un chic type… Les cris des gamins les fatiguent un peu, mais après tout, il n’y a pas tant de distractions ici, et le spectacle vaut bien quelques désagréments.

Enzo, au milieu de ses copains, s’enivre de bruit, de mouvement, de lumière, de poussière. Ils sont une dizaine à s’échauffer chaque fois qu’il vient sur la place avec son ballon. Son ballon, sa seule richesse. Son père le lui a offert pour ses dix ans. Un vrai ballon de foot qu’ils étaient allés acheter ensemble à la ville, dans un magasin spécialisé.

 

Cette année-là, quand Antonio avait demandé à son fils ce qui lui ferait plaisir pour son anniversaire, Enzo n’avait pas hésité : « Un ballon de foot. » Antonio avait alors décidé qu’ils iraient le choisir tous les deux, entre hommes. Quelle fête ! Maria était restée à la maison, évidemment. Elle leur avait préparé un festin de roi. Quand ils étaient rentrés, elle avait dit : « A table. » Le père et le fils avaient échangé des regards complices durant tout le repas, ce qui n’avait pas échappé à Maria, pour son plus grand plaisir. Elle était heureuse entre ses deux hommes…

 

Antonio était un travailleur courageux, un mari gentil et un père attentionné. Soucieux du confort des siens, il ne ménageait pas sa peine pour rapporter à la maison un salaire correct et de quoi améliorer le quotidien grâce à un petit lopin de terre qu’il avait acquis à force de travail et d’économies. En revenant de la conserverie, il y cultivait fruits et légumes en quantité suffisante pour leur consommation mais aussi pour garnir un petit étal au marché du samedi. La vie était douce, même si les journées étaient longues et fatigantes.

Maria tenait sa maison avec rigueur, même si l’entretien du ménage et du linge ne la passionnaient pas. Pourtant, elle concoctait avec plaisir des plats odorants avec les produits de leur potager, d’autant qu’elle en recevait sa récompense dans les yeux gourmands de son fils et de son mari. Mais ce qui l’intéressait vraiment, c’était la couture. Son habileté à manier les ciseaux de tailleur et l’aiguille, son imagination pour transformer un morceau d’étoffe en un vêtement élégant étaient connues de tous et ses voisines lui demandaient souvent de leur confectionner leurs habits de fêtes. Maria ne se faisait pas prier et c’est même avec impatience qu’elle attendait le coupon de tissu qu’elle devrait travailler. Elle se mettait très vite à l’ouvrage. Elle prenait un plaisir toujours plus vif à réaliser un vêtement à la fois original, élégant et seyant et à rehausser son œuvre de détails raffinés.

Enzo vivait une enfance insouciante entre ses parents aimants, l’école, les copains et le foot sur la place San Sébastien. C’était un enfant vif, juste assez turbulent pour ressembler à tous les garçons de son âge. Elève appliqué, il faisait la fierté d’Antonio et de Maria. Son père était le plus fort et sa mère la plus belle. Il lui disait : « Quand je serai grand, je serai photographe et je prendrai mille photos de toi et je décorerai toute la maison avec. »

 

Ce soir, Enzo et sa mère sont seuls à table. Le jeune garçon ne comprend rien à cette situation inédite. C’est la première fois que son père n’est pas rentré pour dîner. « Papa va bientôt arriver ? » Maria regarde son fils d’un air absent. Jamais elle n’a été aussi silencieuse. D’habitude, elle l’accable de questions sur sa journée, sur l’école, sur son appétit : « Tu n’as pas faim, ce soir ? Ressers-toi un peu de poulet. Il faut prendre des forces si tu veux grandir et devenir costaud comme ton père. » Mais ce soir, rien.

— Maman, qu’est-ce qu’il y a !? Il se passe quelque chose ?

— Mange, mon garçon, ne t’occupe pas. Ce sont des histoires de grandes personnes. 

— Mais maman, pourquoi papa n’est pas avec nous ? Il faut bien que tu me dises, je suis grand ! Il est parti ? 

— Ne dis pas de bêtises.

—Alors, c’est grave ?

Et là, Maria n’en peut plus, ses larmes jaillissent, ruissellent. Elle se recroqueville sur sa chaise en un long, long sanglot. Enzo n’a fait qu’un bond. Il entoure les épaules de sa mère de ses bras. « Il est si méchant qu’il te fait pleurer ? » « Mon pauvre enfant c’est bien pire que ça. Ton père n’est surtout pas méchant. Ton père a eu un accident ce matin. Il s’est fait renverser par une voiture. On l’a emmené à l’hôpital. »

 

Enzo accompagne sa mère à l’hôpital ce dimanche. Maria tire la chaise des visiteurs près du lit et s’assoit. Elle prend la main de son mari et commence à lui raconter tous les menus évènements des jours précédents. Enzo se tient au fond de la chambre, les yeux rivés sur les tubes qui relient son père à toutes ses machines bruyantes. Il entend la voix douce de sa mère dérouler leur petite vie. On leur a recommandé de lui parler le plus possible afin de, peut-être, réveiller son esprit. Mais les yeux d’Antonio restent clos. Enzo et Maria guettent le moindre signe : un mouvement des paupières, un frisson, une ébauche de rictus sur son visage. Mais rien ne bouge.

A la maison, le temps se suspend et la mère et son fils n’osent pas le déranger, de peur du pire.

Et le pire survient. La directrice entre dans la classe et appelle Enzo. Le garçon, perplexe, la suit dans les couloirs. « Mon père va mieux ? » « Ta maman t’attend dans mon bureau. »

A l’enterrement, tous les voisins sont là, et les vieux aussi.

Et la vie reprend, difficile. Maria se met au jardinage, mais sur la table il n’y a plus que du bouillon au lard, quelques navets flottant dessus, car tout est vendu au marché du samedi. Heureusement, on n’est pas loin de Pâques et les commandes de couture affluent. Maria travaille le soir, après le jardin. Elle tait sa fatigue et envoie Enzo jouer au ballon avec ses copains sur place San Sébastien, « ce petit n’est pas responsable, c’est un enfant qui a le droit de s’amuser. » Et Enzo crie, court, tape dans le ballon avec les autres, dans un monde d’enfants, sans chagrin, sans accident, sans douleur. Il oublie quelques heures le grand vide qui s’est installé dans la maison.

 

Ainsi va la vie. Il faut bien avancer puisqu’on est là… Enzo aide parfois sa mère au jardin. Pas grand-chose : à huit ans, on ne pioche pas encore, on ne retourne pas la terre, on n’a pas encore le geste assez précis pour semer ou pour planter. Alors, on bine, on désherbe, on aide à la récolte des fraises ou des haricots. Enfin, quelques bricoles. Mais il le fait de bon cœur, tellement heureux de voir le regard de sa mère briller quand elle le félicite de son travail appliqué. Et pourtant, malgré tous ses efforts pour la soulager un peu, il voit bien la tristesse au fond de son regard.

Maria ne se plaint pas. Elle a un bon garçon, si gentil et travailleur. L’insouciance et la force de l’enfance l’éloignent souvent du Grand Deuil. Elle ne lui en veut pas, bien au contraire, elle se réjouit de voir son Enzo jouer, rire comme tous les gamins de son âge.

Et puis, elle a son amie Diletta qui avait été d’abord l’une de ses clientes ponctuelles. Les deux jeunes femmes avaient sympathisé au fil du temps et les essayages avaient bientôt fait place à des rencontres informelles autour d’une tasse de café. Un jour, Maria lui avait confié sa difficulté à manier les étoffes délicates à cause de ses mains rendues rugueuses par le jardinage. Elle avait même dû refuser certaines commandes à cause de ça. « Pourquoi ne cherches-tu pas à travailler à l’usine des bleus de travail ? Ils habillent tous les pêcheurs et tous les ouvriers d’ici. Il doit bien y avoir une place pour toi, avait suggéré Diletta. » Maria avait trouvait l’idée alléchante, mais elle ne voulait pas abandonner le lopin de terre de son Antonio. « J’ai entendu dire qu’ils proposaient du travail à façon, lui avait rétorqué son amie. Tu sais, pour les finitions. » C’est ainsi que Maria s’était présentée un jour au patron. L’affaire avait été rapidement conclue de sorte qu’elle dispose désormais d’une source de revenus régulière. Evidemment, ce n’est pas très intéressant, mais cela a au moins le mérite de ne pas être une tâche trop délicate, et donc elle ne risque pas d’abîmer le drap épais avec ses mains rêches.

 

Aujourd’hui, c’est dimanche Maria, derrière sa machine à coudre, pousse le tissu sous l’aiguille. Après la messe, Enzo est parti avec les autres enfants disputer un match de foot dans un village un peu éloigné. C’est le maître d’école qui a organisé cette bande de foufous en une équipe digne de ce nom. Bien sûr, chacun participe à son niveau, et le ballon d’Enzo fait partie des richesses du club. Certaines mamans confectionnent les sandwichs quand on se déplace un peu loin. Plusieurs papas transportent acteurs et matériels dans leur auto. Aujourd’hui, Maria profite de l’absence de son fils pour avancer son travail un peu plus vite que d’habitude afin d’améliorer leur ordinaire grâce à une commande supplémentaire.

En rentrant à la maison ce soir, Enzo remarque un sourire de victoire aux lèvres de sa mère. « Je suis content de te voir comme ça, s’écrie le gamin. Qui t’a dit ?

— Dit quoi ?

— Ben qu’on a gagné le championnat et que monsieur le maire réunit tout le monde à la mairie pour manger, boire et danser.

— Bravo, c’est une excellente nouvelle. Votre maître et toute l’équipe a bien mérité cette récompense. Et moi, j’ai aussi une bonne nouvelle pour toi, pour nous : je vais pouvoir livrer ma commande dès demain avec une semaine d’avance et mon patron m’a promis une prime si j’y arrivais. Nous irons donc à la ville la semaine prochaine pour nous acheter des habits neufs.  

— C’est super ! Alors maintenant, enlève vite ton tablier, ils nous attendent. »

 

Maria et Enzo, marchent d’un pas joyeux le long des rues du village. Le soleil d’été encore haut dans le ciel découpe leurs ombres dansantes sur les vieux murs faisant presque oublier la tristesse de leur salpêtre.

Soudain, Enzo s’arrête. Maria, étonnée, se retourne. L’enfant s’exclame alors : « Maman, tu es la plus belle. Ne bouge plus. Clic, clac, je te prends en photo ! », et, avec le geste imaginaire du photographe tenant son appareil devant son visage, clignant d’un œil et appuyant sur le déclencheur, il capte sa mère, rayonnante, dans l’objectif de son cœur.

Photo: Fernando Scianna, Sicile, 1987.

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