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18 janvier 2016

GIGI, par Laurette Huan

S'inspirant d'une photo, imaginer une fin puis dérouler l'histoire qui y a mené.  La photo est de Sergio Larrain.

Sergio Larrain, Grand rue de Corleone, 1959

Si on la regarde avec nos yeux du vingt et unième siècle, bien sûr, c’est une rue triste, bancale, grise, pauvre et sale.

Mais cette rue-là c’était ma rue.

La maison du fond  c’était celle du cordonnier, aujourd’hui on y vend des smartphones, c’était un bonhomme qui n’avait pas d’âge, petite fille je pensais qu’il avait toujours été comme ça, ni méchant ni gentil, sans un mot, ni bonjour, ni bonsoir, il vivait seul, ni femme, ni enfant, j’en avais un peu peur, peur de l’inconnu, il ne levait la tête que pour fermer sa porte quand la nuit l’obligeait à cesser de taper, cogner, tirer l’aiguille ou graisser les godillots et sabots, si bien que l’on ne voyait que le dessus de sa casquette, ses bras noueux et les jambes de son pantalon de velours marron.

Nous, les enfants  nous l’avions surnommé Orso.

Après l’école, nous jouions au milieu de notre domaine , la rue. Il y passait quelques carrioles, des ânes , des mulets, des vaches, des chèvres et des moutons, et très rarement une voiture, celle-ci nous laissait médusés sur les trottoirs où nous avions sauté en catastrophe.

La vitesse de ce bolide, 40 à l’heure , vous imaginez notre frayeur, la pétarade du moteur, la poussière soulevée, l’odeur écœurante alimentaient les discussions pendant toute la soirée, dans les maisons.

 

Dans la masure collée à la première habitait une famille plus que pauvre. Avant ma naissance le père était parti en Belgique, dans les mines, laissant femme et enfants, six exactement. Au début, les mandats et les cartes postales arrivaient régulièrement, la femme s’empressait de raconter à qui voulait l’entendre , c’est à dire toutes les femmes, les nouvelles du mineur et la somme rondelette envoyée.

Elle pérorait au milieu de la rue, montrant ses billets, commandait chaussures,  châle chatoyant, jupons et dentelles…mais toute chose a une fin, plus rien n’arriva ni l’argent, ni les cartes postales, ni le mari. Pour survivre, elle commença par vendre châles et jupons, puis une partie de sa maison, et se réfugia avec les plus petits dans une mansarde sous les toits. Les plus grands se louèrent dans les villages environnants, dans les fermes au moment des grands travaux.

Et justement, c’est un de ces enfants-là, qui fit basculer la vie tranquille et morne de notre rue.

Il s’appelait Gigi, diminutif de Luigi. Pour mes yeux de huit ans il était déjà adulte, quel âge avait-il en réalité, quinze, seize, dix-sept ans ?

C’était une jolie tête brune et bouclée sur un corps fil de fer, ses vêtements par grand vent flottaient autour de son corps comme un drapeau. Il ne portait jamais de chapeau et son visage s’irradiait d’un sourire éclatant. Il était de toutes les fêtes, faisaient blagues et pitreries qui enchantaient les spectateurs. Il s’essaya à la chansonnette, fut remarqué, et de chansons en chansons, sa voix chaude, vibrante passa à la TSF.

J’entendis quelques rumeurs susurrées à voix basse par quelques langues acérées: ce Gigi n’est pas comme les autres de la famille, sûr qu’il n’est pas du même lit. Ce qui me laissait rêveuse et pleine de points d’interrogation, de quel lit parlait-on?

 

Tout d’abord, la maison fut rachetée, Gigi y réinstalla mère, frères et sœurs.

Les commérages allaient bon train…

Dans la troisième maison, vivait une femme peu recommandable disait-on à voix plus ou moins basse, moi je la trouvais bien jolie avec ses froufrous, ses joues roses et ses yeux noirs. Il nous était interdit de lui parler.

Gigi, maintenant, ne s’interdisait plus rien. Nous le vîmes souvent passer dans la rue, la "peu-recommandable" assise à ses côtés dans la carriole qui les menait Dieu sait où!

 

Deux des autres maisons de ma rue étaient la demeure des deux notables du village, le clerc de notaire qui travaillait à la ville, et le bedeau croque-mort qui s’occupait de l’église et du cimetière.

Et puis, et puis, dans le virage, celle avec les rideau :  c’était ma maison .

Ma mère parlait avec des mots couverts, de Gigi qui cherchait de qui il était vraiment le fils, car il  ne croyait plus qu’il était celui du mineur fugueur. Elle racontait qu’elle, elle en avait quelques idées ayant été très amie avec la mère de Gigi.

Et puis, un soir, je devais avoir huit ans, nous le vîmes arriver dans une voiture rouge, rutilante, vrombissante, il ne s’arrêta pas devant la maison familiale mais devant celle d’Orso.

 

Toute la rue était derrière son carreau de cuisine, c’était l’heure du souper. 

Les uns silencieux, certainement la voix leur manquait, certains grinçant, certainement l’envie leur tourmentait les dents, d’autres encore surpris et curieux ouvraient de grands yeux en se penchant à leurs fenêtres  ouvertes.

Alors, on vit Gigi et Orso sortir ensemble de l’atelier de cordonnerie, monter dans l’automobile et partir. Le village soupira, soliloqua un moment, puis se tut, en attendant la suite.

Car il y eut une suite… deux jours plus tard, une espèce de monstre tout en fer avec une flèche longue comme deux hommes, avec un gros boulet au bout d’une chaine qui tournait sur une plateforme accrochée derrière le conducteur se présenta devant la cordonnerie, Orso en sortit, se posta devant l’engin. Il descendit la rue, suivi du véhicule, et ne stoppa que devant le château.

Le château oui…vous ne le voyez pas sur la photo, c’est ce que moi, la gamine rêveuse au premier plan, je regarde. C’était un énorme tas de vieilles pierres, qui avait été autrefois une très grande et belle maison, qui n’appartenait à personne et que Gigi avait acheté une bouchée de pain disait mon père tout en mâchonnant . Encore un point d’interrogation pour moi, comment acheter un tas de pierres qui n’appartient à personne avec un bout de pain? 

La photo ? c’est Luigi qui l’a prise, pendant que l’engin détruisait notre " château". Et Orso qui regarde aussi, qu’on voit aussi sur la photo, c’est bien son père , ce qui donne raison à cette histoire de lit !

 

Tout a été détruit et reconstruit, plus rien n’est resté de mon enfance.

Mais Gigi est encore là, il possède maintenant toute la rue.

Photo: Sergio Larrain, 1959, La grand-rue de Corleone

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Commentaires
R
J'ai adoré découvrir à travers les yeux étonnés de la petite fille tout le mystère et toute la magie de ce village "pauvre et sale" du sud. C'est très vivant et très imagé : on se croirait dans un film de Fellini ou de Vittorio de Sica.
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