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13 février 2016

Dans le flou de la vie, par Anne Juzaud

inspiré d'une photo de Denis Roche

denis roche couple au salon

 Son voyage se terminait là dans ce vieil hôtel de Gizeh « Le Sphinx House » qui datait de l'entre-deux-guerres . Elle découvrait les salons à la décoration raffinée, sol de marbre blanc, palmiers en pot, fauteuil canné à bascule où elle était venue se reposer après la sortie du petit matin. Les fenêtres entr'ouvertes laissaient passer une brise encore fraîche, un jeune serveur tout en blanc avait déposé les boissons sur la table en rotin et était reparti sans un mot. Le grand miroir biseauté reflétait la vue de la terrasse : les pyramides se détachant sur un ciel qui perdait peu à peu sa couleur.

Elle était un peu déçue par la visite – trop de monde, trop de boutiques – il lui était difficile de rattacher ces masses compactes aux délicates peintures qu'elle avait admirées dans les tombes de Haute Égypte. Par contre, le luxe légèrement fané du hall de l 'hôtel la ravissait et elle profitait de cet instant de repos pour tout observer en détail.

Bercée par le ronronnement du ventilateur, elle s'endormit et rêva d'un autre café assez semblable où elle avait passé de longs moments quand elle vivait à Madras. Une même ambiance coloniale les rapprochait, elle y venait souvent le soir retrouver un journaliste américain qui avait travaillé quelques mois dans la région. Elle avait toujours le même sentiment de douceur et d'angoisse quand elle l'apercevait de loin rentrer dans le café et venir vers elle pour lui raconter tout un tas d' histoires qui faisaient s'envoler le temps si vite. Sachant qu'il ne faisait que passer dans sa vie, elle essayait de vivre quelques moments intenses avec lui sans s 'attacher, ressentant très fort le plaisir de l'attente et de la rencontre .

Elle arrivait avec un peu d'avance pour être sûre de l'accueillir à sa table, c'était devenu un rite entre eux, il faisait semblant d'être désolé d'un retard inexistant et elle jouait à lui pardonner, ce qu’elle avait aussi à faire pour ce rôle de passant qu'il n'avait jamais cherché à cacher. Sa vie était d'aller d'un poste à l'autre, d'un continent à l'autre et il ne pouvait pas faire autrement. Elle avait su garder assez de légèreté dans leurs relations pour que son départ ait lieu sans drame, ils se donnèrent des nouvelles de temps en temps jusqu'au jour où elle apprit qu'il avait sauté sur une mine au Cambodge.

Pourtant elle ne l'avait pas vraiment perdu car il venait quelques fois la retrouver au détour d'un rêve ou d'un lieu, c'était une présence à la fois légère et intense qui lui donnait beaucoup de joie mais n'étant pas du genre à croire aux fantômes, elle s'en étonnait et n'en parlait à personne. C'était en général à contre-jour, dans un rayon de lumière qu'elle distinguait la forme de son corps habillé de clair avec son demi sourire habituel. Il s'avançait vers elle jusqu'au moment où, soit elle se réveillait en sursaut, soit elle voyait qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette illusion s'était produite une demi-douzaine de fois depuis dix ans qu'il avait disparu, elle ne cherchait pas à savoir d'où lui venait cette bizarrerie, c'était comme un cadeau qu'il lui avait laissé en partant. Eviter ou rechercher les lieux qui ressemblait à leur café de Madras n'était pas son problème, c'était une femme active et indépendante qui ne se réfugiait pas dans l'imaginaire. Elle pensait simplement que son esprit avait servi de pellicule photographique et cet homme l' avait impressionné à son insu, y laissant son image floue mais bienfaisante d' un passé heureux appartenant à ses petits trésors intimes.

Elle ouvrit soudain les yeux car quelqu'un frôlait son fauteuil, elle sentait une goutte de sueur couler de sa tempe vers son œil ; elle pensa qu'il devait être midi et tenta de regarder la personne debout à côté d'elle mais sa vue était brouillée, elle ne distinguait qu'une vague silhouette, pas son visage . Elle cherchait si elle était toujours dans son rêve ou si c'était lui qui en sortait. Une voix inconnue lui demanda s'il pouvait s'asseoir à sa table ou si elle attendait quelqu'un. À l'heure de l'apéritif, le bar était toujours complet, ajouta-t-il.

Revenant à la réalité elle s'entendit répondre : je n'attends personne … mais bien sûr vous êtes en retard. À son regard étonné, elle se mit à rire et leur longue conversation commença ainsi par ce rire partagé.

 

 

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