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6 mars 2016

Cristallisation, par Louis Portejoie

Alterner point de vue du narrateur et du personnage.

  Lucien leva les yeux et vit un grand immeuble. Il vérifia le numéro : le 23 ; c’était bien là.   
  Du linge pendait aux fenêtres, déjà teinté du gris le la pollution ambiante, déjà sali avant même que de sécher. La chaleur était étouffante et dans les escaliers, des enfants braillaient, d’autres plus âgés couraient dans les ruelles avoisinantes, pendant que des adolescents faisaient pétarader leur scooter dans un ballet d’acrobaties inhabituelles : roue arrière, demi tour, arrêt brutal sur la roue avant, des figures qui sûrement portaient un nom spécifique. On se refilait le scooter, et on rivalisait d’adresse.
  
Lucien les regardait avec fascination, lui qui conduisait son deux roues comme une bicyclette ! Enfin, comme une bicyclette… la comparaison était absurde au regard de ce que faisaient les jeunes sur leur vélo : et vas-y que je te fais tourner le cadre autour du guidon, que je roule sur la roue arrière entre deux voitures, que je saute par dessus des rampes d’escalier.
 
Ça voltigeait  de partout dans un bruit continuel de claquements sur le sol ; les skate board se succédaient, toujours selon le même rituel : le jeune garçon s’élançait sur sa planche à roulettes, lui faisait faire un tour complet, un looping et se retrouvait par terre, immanquablement, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer avec une obstination têtue.
  
Lucien se demanda où et quand s’arrêteraient ces multiples tentatives, sans doute une fois l’objectif atteint, qui consistait sans doute à réussir à faire tourner la planche sur elle-même en sautant sur place, et à se retrouver dessus comme par miracle.

   Soudain, il vit la véranda du troisième étage s’entrouvrir : ça ne pouvait être que là : ça ne  pouvait être qu’elle. Il avait rencontré Martine au jardin du Luxembourg. Elle était assise sur une des chaises vertes en métal, tout près du bassin où les enfants dirigeaient des bateaux avec une baguette et couraient pour les rattraper quand ils s’éloignaient du bord. Elle lisait, elle était seule.
  
Il s’était assis presque en face d’elle, de l’autre coté du bassin, et l’avait observée longtemps. Ses cheveux blonds comme on n’en voit que dans les magazines flottaient au vent, elle avait allongé ses jambes, ses pieds reposant sur une sorte de banc en pierre, et ses cuisses  découvertes autorisaient le regard à s’incruster sous sa robe, à prolonger autant que possible le satiné de sa peau ; elle avait un corsage blanc, dont l’échancrure laissait voir  la naissance de sa poitrine dans un écrin de  soie rose. De temps à autre elle levait les bras pour s’étirer et tout son corps s’allongeait, se diffusait, se dévoilait dans des espaces  de nudité intermittents et fugitifs.
  
Elle avait posé sur lui la profondeur de ses yeux bleus d’azur, finement cernés de noir qui les rendait, comment dire, intelligents, oui, c’est ça, intelligents et comme reflétant une âme. Lucien avait senti son cœur se dilater, un peu comme la fois ou, lors de sa première communion il avait été littéralement transporté, transfiguré, par les sensations conjuguées des cantiques, des odeurs d’encens, du prêche de  l’Abbé Chausson, des illuminations vacillantes des cierges, et surtout de la voix cristalline de Sophie, qui dominait toutes les autres par la pureté immaculée de son timbre, soulignée par un visage de madone, aux traits fins, au regard bleu d’azur. C’est alors qu’il avait plus  ou moins émis l’hypothèse que sans doute la femme mène à Dieu...

   Stendhal expliquait que si on plonge une baguette de bois dans des mines de sel, celle-ci ressort toute scintillante, toute décorée de cristaux multicolores et diamantés. La naissance du sentiment amoureux, pour Stendhal, c’est cette cristallisation…

   C’était bien elle, là-haut, sur le balcon du troisième étage. il l’avait suivie, elle avait fait mine de ne pas s’en apercevoir, tout en laissant, comme le petit Poucet, des indices sur le chemin. Il s’était assis là, comme Roméo sous le balcon de Juliette, comme Cyrano, comme tous les amoureux du monde.
 
Martine se pencha sur le balcon, lui fit un petit signe de la main : un grand gaillard franchit le seuil de la véranda, décapsula d’un coup de dents deux bières et l’enlaça de ses bras puissants en déposant des baisers dans son cou. Elle frissonna sous la caresse, but une bonne rasade au goulot et lança une œillade complice à Lucien, dans la mémoire duquel surgit une chanson oubliée :

Et tandis qu’un espoir ouvrait en moi des ailes
Un espoir qui n’était peut être qu’un désir
Votre balancement éventait vos dentelles
Que mes doigts au passage essayaient de saisir

L’ombre nous vit glisser aux pires confidences
Et dans votre grand œil plus tendre et plus hagard,
J’entrevoyais une âme aux profondes nuances
Une âme qui n’était, peut être qu’un regard.

cristaux sel (spirit-science.fr)

 

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