Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
30 mars 2016

Tous ces visages, ces visages... par Jean-Claude Boyrie

Néreidi 25 (épilogue)

Migrants

Tous ces visages ces visages
J'en ai tant vu des malheureux
Et qu'est-ce que j'ai fait pour eux
Sinon gaspiller mon courage
Aragon, Le Roman inachevé : « J'entends, j'entends »


Journal croisé d'Alkistis et de Phil.

Xanthos, ce 12 mars.

 Nous venons d'avoir la visite de Hans Dobermann, mon ex-rival, devenu mon ami depuis que cet homme étonnamment « fair play » m'a cédé la place auprès d'Alkistis. Aujourd'hui, non sans regret, Hans se résout à quitter Xanthos. Il vient nous faire ses adieux. Faute d'argent, les fouilles de l'acropole sont suspendues à Chora, le site a été recouvert et mis en sécurité. La mission archéologique tudesque à laquelle il est rattaché se déplace en Tunisie avec armes et bagages.
Je lui demande ce qu'il va faire là-bas. Hans me parle de son prochain chantier, qui se déroule aux environs de Zaghouan et Thuburbo Majus. On aurait découvert à cet endroit les vestiges d'une colonie étrusque du premier siècle avant notre ère. D'autres membres de son équipe travaillent déjà depuis quelques mois sur ce site, en partenariat avec des archéologues italiens.
  Je lui manifeste une admiration hypocrite. Cela ne va pas jusqu'à lui proposer l'accompagner là-bas –  d'ailleurs il ne me le demande pas.
 Face à ma parfaite ignorance du sujet, Hans me raconte l'étonnant exode des « Tartanes » (1). « Qu'est-ce que c'est que cette bête-là ? » lui demandé-je. À l'Estaque, on nomme tartanes les petites barques à voile qui servaient naguère à transporter les tomettes au port de Marseille. Eh bien non, j'ai tout faux, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Les Tartanes dont parle Hans sont des « migrants » étrusques  originaires de Cortone et Chiusi, jetés sur la route de l'exil par les persécutions de Sylla. Nul ne sait comment ces gens qui fuyaient l'horreur de la guerre civile, avaient échoué sur les rives de l'Oued Miliane. Ils avaient choisi d'y fonder leur colonie, parce qu'ils retrouvaient là-bas les bonnes terres à blé de leur pays natal. Mon interlocuteur conclut que nous pourrions bien être en train de revivre leur exode. Au passage, il rend un hommage appuyé au courage politique de sa Chancelière, que sa résolution a mis en mauvaise posture, y compris dans les rangs de son propre parti.
  Hans déroule sous mes yeux une toile de jute. Elle devait à l'origine être marouflée sur un panneau d'exposition, et sert de support à un travail en patchwork inspiré, m'explique-t-il, d'inscriptions épigraphiques étrusques, et de fragments de fresque retrouvés dans une villa (2). Cette étrange représentation m'intrigue. On y voit paraître des personnages enturbannés, autant de figures fantomatiques tracées au crayon pastel. Quelle peut en être l'histoire ? Impossible de le dire : plus de vingt siècles ont sédimenté là-dessus
Toujours est-il que le copiste, un artiste local, s'est permis d'actualiser le sujet. Un peu trop au goût de Hans, qui trouve ce montage « trop interprété » pour être exposé. Il reconnaît à la composition une certaine valeur plastique, mais non la rigueur archéologique qu'il recherche avant tout.
 Alors, il me l'offre à titre de cadeau d'adieu, comme un  « soufenir de notre Kameraderie. »
 Hans paraît visiblement ému. Alkistis aussi, d'ailleurs. La page est à présent tournée.

Ce 14 mars.

 Ça y est. « L'accord de la honte », comme on l'appelle ici, vient d'entrer en vigueur. Je rougis d'être européenne ! L'élémentaire devoir d'hospitalité, si fort ancré dans notre culture, est bafoué. La règle du jeu paraît simple, elle est juste inacceptable : un nouveau migrant qui débarque chez nous doit  être renvoyé vers la Turquie. En contrepartie, l'U.E. s'engage à faire entrer un demandeur d'asile estampillé bon teint. Les Turcs en profitent pour nous faire du chantage à l'ouverture des frontières.  Ils réclament une aide substantielle en vue de la prise en charge des réfugiés.
   Est-ce qu'on peut faire confiance à nos ennemis héréditaires ? Bien sûr que non. Il faudrait être bien sot ou bien naïf pour le croire. Une fois qu'ils auront empoché leur bakchich, bonjour les dégâts ! Je redoute le pire.  
  Évidemment, Phil ne partage pas mon point de vue. Il soutient que l'Europe est submergée par un flux incontrôlé de migrants, aux allures de déferlante et cite les propos d'un certain Rocard, un homme politique de chez lui : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »
 Ayant déjà entendu ce refrain, je proteste bien sûr, vigoureusement….
  De fait, la situation s'est aggravée depuis que la Macédoine a fermé sa frontière avec la Grèce. Une dizaine de camps d'urgence ont été ouverts au nord du pays. On parle de quelques quatorze mille réfugiés Syriens, Irakiens, Afghans et autres, qui se pressent là-bas dans la boue et le froid.  Les nouveaux-venus sont transportés par bus entiers dans les « hotspots », autrement dit des « camps d'identification ». Pas question de parler de « centres de détention », le terme est censuré, mais, dans la réalité des faits, ça y ressemble. L'Europe a délégué ses basses œuvres aux autorités locales. C'est à nos garde-côtes, nos policiers, qu'il incombe de relever les empreintes digitales des migrants, de les enregistrer, de les ficher.
  Jusqu'ici, Xanthos, notre île, éloignée de tout, difficile d'accès, était peu concernée par ce phénomène et nous pouvions héberger temporairement à Néreidi quelques familles échouées là. Les passeurs préféraient alors cibler Cos ou Lesbos, qu'un bras de mer sépare des côtes turques. Aujourd'hui, les migrants affluent de partout, sans arrêt, cette réalité prend une ampleur terrifiante. Ce sont des centaines d'hommes, de femmes, d'enfants, en déplorable état, qu'on entasse dans des installations de fortune à ciel ouvert. On clame en haut lieu que ce dispositif est transitoire… un provisoire qui me paraît parti pour durer.
   La population de l'île apporte l'aide qu'elle peut avec les moyens qu'elle a. Certains - qui ne sont pas forcément les plus fortunés - viennent déposer aux portes de ce triste ghetto : vivres, vêtements, couvertures et objets de première nécessité. Petit à petit, mine de rien, la solidarité s'organise, et les femmes de la Coopérative ne sont pas les dernières à se manifester. Il y a tant à faire dans ce camp où se fait sentir un manque cruel de médecins, de personnel infirmier, d'interprètes aussi. Pour convaincre Phil, un peu réticent sur les bords, de venir s'impliquer, je flatte son amour-propre national en lui parlant de la minorité francophone. « Une élite », insisté-je, et c'est vrai. Parmi les réfugiés syriens, beaucoup étaient des cadres, techniques ou commerciaux, dans leur pays d'origine. Ils l'ont quitté, parce qu'il est juste impossible d'y vivre. Il n'y a plus là-bas d'hôpitaux, d'écoles, ni d'ailleurs la moindre activité économique. L'un de ces malheureux nous raconte qu'il a vendu sa maison et tous ses biens, emprunté le reste à sa famille, pour payer son passage. Il est parvenu sur ce rivage au péril de sa vie et de celle des siens
   Qui oserait, dans ces conditions, faire une distinction entre demandeurs d'asile politique et simples migrants économiques ? Le pope du village explique, en citant Matthieu, qu'il faut « séparer le bon grain de l'ivraie ». Cet homme est bon apôtre. Il serait mieux avisé de montrer quelque  empathie à l'égard de ces pauvres gens, quelles que soient leur nationalité, leur confession. Je me rends compte que la manière dont on les regarde importe autant que ce qu'on fait pour eux. Ils ont besoin d'un peu de reconnaissance, attendant sans doute qu'on leur dise : « Je ne te demande pas qui tu es, ni d'où tu viens, mais quelle est ta souffrance. »

  Ce 16 mars,

Je viens de recevoir une longue lettre de Xavier – chose étonnante de la part de ce garçon peu disert. Il ne prend la plume que dans les grandes occasions. Mais là, ce n'est pas seulement grand, c'est géant. Alkistis, qui se trouve en ce moment près de moi, partage mon émotion.
   Nous serons bientôt grand-parents.
  Je crois bien que ma compagne était dans la confidence. À l'occasion de notre récent voyage à Marseille, au début du mois, un détail ne lui avait pas échappé : le ventre d'Ireni commençait à s'arrondir. Elle a surpris ses premières nausées. L'intéressée ayant demandé toute discrétion sur l'article, Alkistis a tenu sa langue, et je ne lui en veux nullement.
  À ce qu'en dit mon fils, l'heureux évènement est attendu pour le prochain solstice d'été. Tiens donc ! Ce sera la date anniversaire de sa rencontre avec Ireni. Le cycle est donc bouclé. Si mouvementé qu'ait été leur  périple – j'en ignore les détails – force est de constater qu'ils ne se sont jamais séparés depuis lors.
  Mon fils a retrouvé son job à « Fun Marine ». Il lui faut travailler d'arrache-pied dans un secteur où la concurrence est rude. Il ne parle plus de faire le tour du monde en bateau. Ses « copains d'avant », co-financeurs de la Calypso, en sont au même point. D'un commun accord, ils ont décidé de revendre la goélette au profit de « Médecins sans frontières ». Plus tard, ils en reconstruiront une autre plus belle. Il y a, me dit-il, quelque chose d'irremplaçable, qui ne s'achète ni ne se vend : c'est ce qui pouvait s'attacher de rêves et de peurs, d'espoirs et de frustrations, autour de ce vieux rafiot.
  En attendant, mon fils, cet éternel migrateur, semble sédentarisé. La perspective d'être bientôt papa n'est pas pour rien dans sa décision de jeter l'ancre à l'Estaque, un quartier peu distant de la Joliette où se trouvent ses chantiers. Le jeune couple a fait son nid dans notre ex-demeure familiale. Il éprouve à quel point ces vieilles maisons ont une âme. Des fenêtres du premier étage, le regard embrasse toute la baie de Marseille, jusqu'à Pointe rouge, on voit même par beau temps la sardine qui bouche le Vieux Port, ce n'est pas rien. Juste à côté, sur les quais réservés aux bateaux de pêche, des générations de peintres (3) ont posé leur chevalet, et Guédéguian sa caméra. Lui, c'est un pur produit de l'immigration ! Marseille abrite une importante communauté d'Arméniens. Ce sont les enfants ou petits-enfants des rescapés du grand génocide, il y a cent ans.
  Ireni s'est intégrée sans difficulté dans ce quartier populaire et bon enfant.  Pas question pour elle, dans l'immédiat, de reprendre ses études théoriques. Alors, cet ex-junkie a décidé de militer dans  une association qui prend en charge de jeunes drogués, et c'est bien ainsi.
    Je trouve émouvant qu'après avoir frôlé la mort, elle porte aujourd'hui la vie en elle.
  Sa mère a téléphoné pour la féliciter, mais aussi la sermonner : il faut absolument qu'elle se ménage. Ireni qui, spontanément, éprouve le besoin d'aller vers autrui, se donne sans compter, même elle s'épuise à la tâche. À présent qu'elle est enceinte, elle doit aussi prendre soin d'elle-même et de son précieux fardeau.

Bateau2


 Ce 20 mars.

 Aujourd'hui, c'est le premier jour du printemps, le jour a rattrapé la nuit, même il la devance.  Le changement de saison se sent à la douceur de l'air, à la qualité de la lumière. Comment décrire l'imminence des beaux jours ? Certains en sont encore à regretter le passé quand d'autres rêvent déjà de l'avenir ! Moi, je cultive mon jardin. C'est en sarclant les plates-bandes que je célèbre à ma façon le bonheur du renouveau. Les graines en dormance s'éveillent dans le sol ameubli, tout propre à présent grâce à mon travail. Ah, ce merveilleux pouvoir de renaissance que la semence porte en elle ! Et ce travail secret de la sève que je sens monter dans les jeunes plants !
  Au début, Phil a voulu participer à mes travaux de jardinage. Je n'ai pas tardé à m'apercevoir qu'il n'y entend pas grand chose. En septembre, il a failli, ce maladroit, ratiboiser mes rosiers avec une surdose d'engrais et de pesticides. Ce n'est pas grave, j'ai pu l'arrêter à temps. Je lui conseille juste de retourner à ses chères études !  Je ne demande pas à un homme d'avoir la main verte… enfin, dans mon esprit, ce n'est pas exactement de la main qu'il s'agit. Je me comprends.
  Phil, éternel discoureur, trouve le mot de la fin dans le poème d'Aragon : « J'entends, j'entends... »

« Quelle heure est-il quel temps fait-il
 J'aurais tant aimé cependant
 Gagner pour vous ce moi perdant
 Avoir été peut-être utile »


Piste d'écriture : Différencier les personnages (ici par les points de vue exprimés).

Illustrations : Fresque contemporaine sur toile de jute exposée dans le hall de l'exposition "Les Étrusques en toutes lettres" (17-1015/ 22-02-16, Musée archéologique de Lattes).

Peinture murale anonyme, Boulevard de Bonne Nouvelle à Montpellier (photo de l'auteur).

Notes :

(1) "Tartanes" pourrait être la forme étrusque de "Dardanii", ce terme désignant déjà des migrants, les  descendants de Dardanos, héros légendaire troyen.

(2) C.R. de l'Académie des Sciences et belles-Lettres, 1969, v. 116, pp. 547-550.

(3) Monticelli, Cézanne, Derain, Signac, Braque, etc...

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité