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21 octobre 2016

Invention de la lecture, par Nyckie Alause

Piste d'écriture: la lecture et vous (ou vos personnages). Qu'a-t-elle apporté, influencé, modifié? Que devient le corps tandis que les yeux parcourent les lignes?

Longtemps je me suis endormie en lisant. Le drap comme une tente au-dessus de la tête, la lampe électrique coincée entre le cou et la clavicule, le livre ouvert dont je tournais les pages sans froissement. La lampe au matin ne produisait plus qu’une lueur falote si elle ne s’était pas éteinte d’épuisement. L’épuisement. Il tentait de me faire fermer les yeux et d’annihiler toute résistance. Il arrivait quelque fois à faire clignoter ma lampe, danser les mots, brouiller les lignes, mélanger les lettres jusqu’à les rendre folles.
Lâcher prise ! Me rendre ! Hors de question.
J’avais mis en place des stratégies de révolte : le pincement des pommettes provoquait immanquablement un écarquillement des yeux, le battement des pieds l’un contre l’autre un frisson le long de l’échine, un halètement rapide suivi d’une pression sur la langue du bout des dents me valait un sursaut d’acuité. Mais rien ne durait. La fatigue finissait toujours par avoir raison de moi. Parfois, j’ai eu le temps et la présence d’esprit de marquer la page de ma défaite. Le soir suivant, d’un simple regard je retrouvais le fil du récit. Mais je dois l’avouer, le plus souvent le soir d’après j’étais perdue, je feuilletais, cherchant un repère, un mot, un arrangement dans la page, un blanc significatif, une bavure… Pour ré-éprouver le plaisir d’un passage je faisais semblant d’avoir oublié mes repères. Lire et relire le moment où… Où le naufragé atteint l’île, où l’amant se dévoile, où un personnage meurt à m’arracher des larmes. Désir, plaisir et désespoir.
J’ai éprouvé des sentiments, des sensations, des dépaysements avant que de les vivre. La description d’une forêt engendrait l’odeur du sous-bois. A l’idée même de la tempête l’odeur de l’iode, d’ozone et d’électricité envahissait ma chambre. Les monstres fabuleux, les engins intergalactiques, la magie, la joie et la tristesse, les mondes réels et imaginaires ont traversé maintes fois l’espace de mon refuge.
Longtemps je me suis endormie sur mon livre.
J’avais deux vies. La vie du dehors où l’on parlait de tout sans se mettre en danger, sans se dévoiler trop, sans dire trop fort ses aspirations. Et la vie dans mon antre, cette vie composée de mille vies, toutes les possibilités de choix. Même les plus improbables devenaient envisageables. Au gré de mes lectures je devenais une femme, un homme, et pourquoi pas un animal sauvage. Un animal sauvage avec une petite lampe coincée sous son menton, une petite sauvage économisant pour acheter des piles. « Vivement la fin de la semaine que je puisse laisser la lumière de chevet sans remontrance ».
Tu comprends bien en me lisant que j’étais rodée aux situations extraordinaires, aux sentiments excessifs, aux désespoirs inacceptables et aux envolées lyriques. Enfin je le croyais. Je l’ai cru jusqu’à aujourd’hui.

Je tiens ta lettre entre mes mains et je dois avouer que je tremble. Non, je ne tremble pas, c’est le vent ou mes mains qui manquent d’assurance. Sur le milieu de l’enveloppe seulement mon nom, sans fioritures. Bien dessinée cette majuscule envahissante comme une enluminure. Tout en bas, à droite, deux petites lettres initiales comme une fin de monde « F.M », les tiennes. Suivies de « 9.10 », minuscule, une longueur d’onde, la modulation de nos fréquences. Le ciel est maussade et l’air chargé d’un petit crachin fort désagréable. Nous sommes déjà en octobre, le 9 Octobre, le jour de la première lettre.
Suis-je prête à l’ouvrir ? Non, encore un moment, encore quelques minutes… Une brûlure envahit mes pommettes, écarquille mes yeux. Je remonte l’allée, tourne la poignée, essuie d’un pas machinal mes chaussures sur le tapis de l’entrée, tape mes pieds l’un contre l’autre ce qui provoque un fourmillement qui rampe au milieu de mon dos et me fait frissonner. La lettre. Ta première lettre. Je la dresse devant moi, à hauteur de regard, sans fléchir, sans réfléchir. « Est-ce une bombe, un trophée, une menace, un poème, une malédiction, une bonne nouvelle… » je suis à court de mots d’idées. Ma respiration s’emballe malgré moi. Je pince ma langue du bout des dents, pour me calmer ? Il vaudrait mieux que j’aille dans ma chambre, que les volets soient clos, la lampe allumée, le drap frais sur ma tête. Il vaudrait mieux que ce ne soit que de la littérature. Aventure, déconfiture, écriture, rupture, ossature, quadrature, rature… Voilà que pour retarder encore le moment de l’ouverture de l’enveloppe je me perds en conjectures. Les mots viennent tout naturellement sans convocation. Est-ce un signe ? Déjà j’ébauche la réponse à la question que tu ne m’as pas encore posée. L’enveloppe est là, sur le guéridon, cachetée.
Fi de la littérature. Je ne rejoins pas ma chambre.
Machinalement je mets toute mon énergie dans la préparation de la théière, du plateau, dans le choix de la tasse et de la serviette. Je me délecte, machinalement, de l’odeur de bergamote et de miel. De la même façon je rejoins le salon, le fauteuil et le guéridon. Maintenant que je ne peux plus reculer, d’un coup d’ongle je fais sauter le petit point de colle du rabat.
Tes mots se précipitent vers moi comme une vague. Je me trouve roulée sur la grève des émotions contradictoires. L’eau est glacée, le sable brûlant, les galets doux, les coquillages acérés comme des lames. Tes mots me remuent et me bercent, extensions de ton corps, puis s’interrompent.
Cette rupture du rythme de tes lignes me laisse pantelante, haletante, en attente. Reste au bas de la page huit centimètres, qui auraient pu contenir une dizaine de lignes, une cinquantaine de mots ? Interruption avant que ne reprenne l’ondulation de ton écriture comme une caresse. Une nouvelle page. Un nouveau paragraphe.
Une caresse, mais puis-je dire une quand il s’agit d’une promesse inépuisable. Une énumération qui me torture pendant plus de vingt lignes, me fait ressentir l’immense manque de toi et me réjouir de l’attente.
Encore un immense espace qui pourrait contenir une vie, une saison, un continent.
Mes doigts remontent au paragraphe précédent et suivent les lignes mot à mot, glissant sur les phrases comme sur le satin, allant jusqu’à la fin revenant au début, plusieurs voyages jusqu’à ce que le thé soit refroidi.
Et là, enfin, juste au milieu, trois petits mots de rien pour envisager l’avenir : « A ce soir ».

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