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10 décembre 2016

Voyage au coeur de l'imaginaire, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 7

 Nathalie.

 

Voyage au coeur de l'imaginaire.

 Je m'appelle Nathalie, j'ai vingt quatre ans et suis native du Scorpion. Même si mon signe ne vous inspire rien, le thème astral est important pour moi ! Je consulte mon horoscope, il s'avère aujourd'hui favorable aux grandes décisions. Celle que je me prépare à prendre est primordiale : il s'agit d'abandonner la Sociologie (ou pas). Décidément, les études ne sont pas ma voie. Je suis une fondue de la pelloche, et me la joue comme au cinéma, juste pour le plaisir et le grand frisson. Je projette de tourner un film dont je serais à la fois productrice, réalisatrice, actrice principale... et l'unique sujet. Oui, je sais, cela fait beaucoup de choses à la fois. Je me rends compte à présent qu'il y a de nombreux loupés dans ma vie et qu'elle est à rejouer. La réalité, brute de tournage, a de quoi faire froid dans le dos. Donc, il me faut remettre les compteurs à zéro, revoir la copie et bâtir à partir des « rushes » de tournage, un nouveau film. J'abouterai les morceaux dans un ordre différent, je modifierai les situations, referai les dialogues…. Pas si compliqué que ça ! Moteur !

En ce moment, je repasse dans ma tête les diverses péripéties de l'année en cours. Jusqu'aux mois de mai-juin, disons dans ces eaux-là, tout va pour le mieux. À cette époque, je file le grand amour avec Xavier, mon copain d'avant. Tout lui réussit, à ce garçon. Il a son diplôme d'ingénieur en poche et vient de se faire embaucher par Fun Marine, une boîte de construction navale. Nos familles se connaissent, s'apprécient. Bref, que demander de plus ? On commence à parler mariage autour de moi. C'est juste que je ne me sens pas mûre pour ça. Vous me voyer pouponner, à vingt trois ans ? Je m'accorde encore du temps pour le divertissement, les sorties en boîte avec les copains… et bien sûr, le cinéma. « Zi artist' », avec Djinn' Dioudjardinn', vous connaissez ? Ce film à succès m'a carrément branchée. Illico, je me suis inscrite à un cours de claquettes.

Ce que Xavier ne sait pas (cela vaut mieux pour lui, car il ne le supporterait pas s'il l'apprenait), c'est que je fréquente mon coach, un certain Franck. Ce mec a dix ans de plus que moi. Je ne m'attends pas à ce qu'il quitte Vicki (sa compagne), et notre histoire a peu de chances de durer. Pourtant, je le kiffe. En matière sexuelle, il a de l'expérience et sait trouver le point G. Ce n'est pas franchement le cas de Xavier.

Vous n'avez rien à faire de ces détails, alors, je vous la fais brève. Un soir, en sortant du boulot, voilà que Xa me traîne en centre ville, à la galerie du Prado. C'est pour choisir, me dit-il, une bague de fiançailles. J'objecte que la chose peut attendre. Ma séance de claquettes commence pile poil à dix neuf heures trente et Frank est plutôt strict quant au respect des horaires. On peut toujours commander ça par internet, il suffit de surfer sur Amazon, en spécifiant la pointure du doigt. Xavier imagine toutes les filles bouche bée en face d'une devanture de bijoutier. Faut le comprendre, il vient de toucher sa première paye. Ça lui tourne la tête, il veut fêter ça, me parle d'une bague avec juste un éclat de diamant. Pas de quoi fantasmer, on est très loin du solitaire - un achat hors de sa portée, eu égard à ses moyens du moment, à moins d'emprunter. Justement, aujourd'hui, les taux sont au plus bas. Ma réflexion le met dans l'embarras.

Trois semaines passent, la date des fiançailles n'est toujours pas fixée et la bague dort dans son écrin. Sur ce, Xavier m'annonce son intention de prendre un congé sabbatique. Il veut faire le tour de la Méditerranée en bateau. Si je veux, je serai du voyage, au titre de « fiancée de la mer ». Pourquoi pas ? Il m'invite sur la Calypso, ce voilier prototype que son équipe a mis au point. Plus tard, au mariage, ses potes feront office de témoins. Xavier aurait tout de même pu me demander mon avis avant d'arrêter ses plans. De mon point de vue, et celui de Franck, ce voyage d'été, c'est la cata. Je ne me vois pas pas séparée de mon beau moniteur trois mois durant. Je prétexte d'abord un exam' (imaginaire), allègue mon inexpérience (bien réelle) de la navigation. Puis, je me souviens que Frank doit passer Juillet sur la Côte avec Vicki, que nous ne pourrons nous voir ce mois-là. Pour ne pas rester seule à me morfondre, la croisière avec Xavier représente un bon plan. Dans la pratique, je laisserai Xavier partir seul, en lui promettant le rejoindre à Tanger par l'avion, même si ça coûte un brin. En fin de croisière, je m'esbignerai pour retrouver Franck dès qu'il sera disponible. Un scénario que je juge acrobatique, mais néanmoins jouable.

C'est à se moment que se produit un coup de théâtre, du genre « Reviens, j'annule tout ! »

Franck m'affirme qu'il est fou de moi, que rien ne va plus avec Vicki. Ce n'est donc pas elle, mais moi qu'il attend de pied ferme en Juillet sur la Côte, et quand je dis le pied, je me comprends…

Xavier n'y comprend rien, mais prend la chose mal.

Du coup, c'est la la rupture. Entre nous, je l'ai bien cherchée.

Je passe sur la mine éplorée de Maman. Elle est « catastrophée » que j'aie ainsi laissé passer ma chance. Elle appartient à cette génération de pionnières des années soixante qui, l'âge venant, se muent en dames patronnesses. Maman me reproche ouvertement mon inconduite. Je lui oppose le droit de disposer librement de mon corps, qu'elle a jadis prôné. Suit l'habituel prêchi-prêcha, comme quoi la sainte Catherine est un cap redoutable à franchir, à moins d'avoir assuré son indépendance matérielle auparavant. Elle n'a pas tout-à-fait tort sur ce point. Ce n'est pas demain la veille que je pourrai mener ma barque seule. Entre temps, Franck m'a plaquée. Prise d'un soudain remords, je songe alors à reconquérir de Xavier, un gentil garçon, plutôt genre naïf, que je sais facilement manipulable…

Xa, de son côté, n'est pas resté longtemps seul. Au départ de Tanger, une meuf s'est invitée à son bord, paraît-il une droguée, ou pis encore : une traînée, une rien du tout. Le fait est qu'il vit encore avec elle et même en attend un enfant. Ça complique un peu les choses, mais j'aime la difficulté, les obstacles ne me font pas peur. À titre de ballon d'essai, je poste un message sur son compte Snapchat. Pas de réponse. Il semble que le destinataire n'ait pas ouvert sa messagerie. Alors, de guerre lasse, je révise ma stratégie : il faut que j'aille le voir en personne sur son lieu de travail. J'ai toutes chances de me faire refouler, mais, on ne sait jamais, ça peut marcher.

L'épilogue se joue en ce moment même à la Joliette.

À la faveur de cet épisode méditerranéen, les circonstances me servent. La tempête est à l'image de sentiments tumultueux qui m'animent. Cette pluie diluvienne, qui n'en finit pas, apporte la touche dramatique dont j'avais besoin. Cela donne du gnaque à mon scénario. Cheveux défaits, vêtements trempés, je soigne chaque détail de la mise en scène. Efficace, et romantique à souhait, sauf qu'il me va falloir jouer serré. D'abord camper les éléments du décor. Le port de plaisance, aujourd'hui désert, livre aux caprices du vent sa forêt de mâts, vergues et haubans, arbres sans feuilles. Le port de commerce, un cadre habituellement familier, étire à l'infini sous les bourrasques sa monotone enfilade de docks et d'entrepôts, prenant une lugubre teinte bleu-violacé. Quant aux navires amarrés dans le port de commerce, ils poussent de sinistres gémissements, ballotés par la fureur des flots. La trame improbable des darses s'ouvre à moi, leur dessin compliqué crée un paysage improbable, en quelque sorte une Carte du Tendre : Mer des Crises, Promontoire de l'Infidélité, Cap des Orages désirés, Côte du Refuge ultime, Anse de la Folie douce, Abysse du Désespoir.

Suffit pour cette géographie imaginaire. Une barrière infranchissable interdit aux étrangers l'accès du chantier naval. Je vois dans ce premier obstacle un pont-levis qu'il me faudra franchir. La place à investir dresse à présent devant moi sa silhouette menaçante. Il s'agit du siège social de Fun Marine. Je fais de cet immeuble haut de trois étages, d'apparence assez assez banale, un donjon. Je sais que Xavier travaille au bureau d'études, chambre de parement située à l'entresol. Une chance pour moi qu'il s'y trouve aujourd'hui. Seul, qui plus est. Du fait des intempéries, les bureaux sont vides. Je me rue à l'assaut de l'escalier, dont je gravis quatre à quatre les degrés, déclenchant un envol de chauves souris. Je frappe d'estoc et de taille au beau milieu de ces harpies. Dehors, il pleut des hallebardes. Je crains d'être victime de tirs d'arbalète, ou de projections d'huile bouillante. En fait, j'encours surtout les foudres de Xavier, lequel a de bonnes raisons de m'en vouloir !

À l'entrée du logis seigneurial, derrière une robuste courtine, la réceptionniste, un vrai cerbère monte la garde. Elle me lance un regard noir et, telle un dragon, crache du feu. Je dois montrer patte blanche pour aller plus loin. Là, je joue à merveille mon rôle de la gente dame en quête de son preux chevalier. Cette phrase est tirée d'un spectacle « son et lumière » au château de Peyrepertuse, où les gens parlent de la sorte. Et pourtant, mon interlocutrice n'a pas l'air vraiment convaincue. Alors du bureau d'à côté, la voix de Thierry se fait entendre, il lui dit de me laisser entrer. Non sans réticence, elle y consent

J'avance d'un pas chancelant. En présence de mon ex, j'éprouve un instant d'émotion, perds ma belle assurance. C'est moi qui l'ai trahi, mais je l'aime toujours comme avant. Me pardonnera-t-il ? Une brève étreinte s'ensuit. Surtout le moins de mots possibles.

Mon souvenir se mue en désir. Nous connaissons tout l'un de l'autre, et depuis si longtemps ! Nous expliquer là, maintenant, ne mènerait à rien. En quête d'un sujet anodin, façon de tourner la difficulté, j'avise un objet de forme insolite qui trône sur son bureau. « Qu'es aco ? » C'est une tournure occitane pour lui demander de quoi il retourne)« Chut ! » fait-il en posant son doigt sur ma bouche. « Surtout n'en touche mot à personne. Il s'agit d'un secret de fabrication, l'entreprise ne me pardonnerait pas de l'avoir divulgué. Ce modèle en 3 D correspond à un projet de « galère subtile », un prototype grâce auquel Fun Marine acquerra la maîtrise des mers… et s'imposera sur le marché.

Là, j'ouvre des yeux ronds, cette explication me plonge dans un abîme de perplexité. J'observe une troublante similitude de forme entre « la chose » et le fondement de la standardiste. Un rapprochement qui peut sembler farfelu, mais s'avère en fait exact. Xavier souscrit à la comparaison, daigne enfin me sourire. Entre nous, la glace est rompue. Le terrain me semble propice à une nouvelle avancée. Alors, je me lance :

« Beau doux ami, je suis venue implorer ton pardon (il y a des trémolos dans ma voix). Oui, j'ai eu un instant d'égarement, je te l'avoue sans fard (il me serait difficile de soutenir le contraire).

Xavier reste un instant muet, mais je sens que sa fermeté vacille « Allons, me dis-je, encore un effort ! La citadelle n'est pas imprenable ! »

Il gémit : « Ah, Nathalie, en ai-je connu des tourments avec toi ! (Si je me souviens bien, la phrase exacte était « Tu m'en as bien fait voir ! »)

- Ne parlons plus du passé ! Nous avons tant de choses à nous dire, il y a tant d'occasions perdues à rattraper. »

Je le sens sur le point de rétorquer que le temps perdu ne se rattrape jamais.. C'est à mon tour maintenant de poser mon doigt sur sa bouche :

« Tais-toi, vilain garçon. Nous allons faire un beau rêve. Emporte-moi sur ta nef, en quête de villes invisibles, d'un pays lointain dont on ne parle pas, où l'on oublie le passé. Nous irons ensemble jusqu'au bout du monde où il y a tant de clarté. Là, nous prendrons le temps de nous regarder. Ensemble, nous allons explorer cette rive inconnue où notre amour n'aura pas de fin. »

Bon j'arrête là. Je me suis laissée entraîner par mon lyrisme naturel. Ce dialogue un peu kitsch, dans le style gothique troubadour, est à retravailler. On y réfléchira, pour l'instant, je laisse reposer la pâte. En dépit des invraisemblances qu'il contient, le scénario me plaît bien. J'en oublie la réalité, hélas plus prosaïque. Il n'est pas question de nous évader sur sa « galère subtile », elle n'existe pas. Je suis venue proposer à mon ex (c'était d'ailleurs l'objet de mon message sur Snapchat) de prendre avec lui le Paris-Vintimille, un train de nuit qui part à vingt deux heures trente sept de la gare Saint-Charles. Il lui reste une heure pour accepter, deux pour nous préparer, plus qu'il n'est nécessaire en admettant, bien sûr, qu'il soit consentant.

Là, je me mords les lèvres. Le temps qui passe est inexorable. Je n'ai oublié qu'un détail, le grain de sable qui fait gripper l'engrenage. Xavier me dit qu'il est pressé de rentrer chez lui, qu'il doit retrouver sa compagne enceinte qui l'attend. Clap de fin.

Illustration : Jean Pous, personnage-coeur, galet plat, 21 x 17 x 4 cm.

 Piste d'écriture : inventer un monde qui n'existe pas. Citations in fine de « Je vous écris d'un pays lointain », Henri Michaux, Gallimard, 1935.

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