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9 janvier 2017

Jasmine au couteau suisse, par Marion Paulet

 

perroquet

D'après une phrase déclencheuse: Elle était là, une orange dans une main et dans l'autre, son couteau...

 

Elle était là, une orange dans une main et dans l’autre, son vieux couteau de cuisine dont elle ne se séparait jamais…en cuisine, bien sûr. Quoi qu’en y réfléchissant, elle développait depuis toujours une passion pour les couteaux, pour tout ce qui coupe en général!

Je la connaissais depuis l’enfance, Jasmine, car nous avions grandi ensemble dans cette grande maison de famille dont je connaissais tous les recoins. C’est son paternel qui lui avait offert son premier couteau, un couteau suisse peu avant son départ en colonie de vacances.

Et pendant les quelques jours qui suivirent, la petite peste ronde m’avait poursuivi dans toute la maison, son couteau à la main, en criant : « à l’abordage, à l’abordage ! » J’y perdis quelques belles plumes et tout mon humour de perroquet parlant. Mon surnom de « crochet » ne m’aidait guère, et j’en perdis bientôt le goût de la réplique mais… pas de la narration…je vous rassure !

« Tu verras, lui avait dit Maître Jeannot, son paternel, tu le trouveras vite indispensable, ce couteau ! »

Et effectivement, cette année-là, lors de sa première colonie chez les scouts, elle fut renvoyée…pour agression…eh oui, ma douce et gentille Jasmine.

Motif : Avoir menacé avec son beau couteau suisse sa copine de chambrée, qui, allez savoir pourquoi, ne voulait pas lui offrir ses cheveux roux ! Pensez-donc, de magnifiques cheveux roux ondulés flottant dans la brise de Bretagne !

Et couic, Jasmine les lui avait coupés net pendant la nuit…ce qui bien entendu lui avait valu un renvoi de la colonie et un blâme sévère de Mr le Curé !

Bref, elle fut alors définitivement fâchée avec l’église, la bible et ne se rendit plus jamais au catéchisme !!

 Sa mère leva les yeux au ciel en pleurant à chaudes larmes, mais son père, moins cul-béni, se contenta de constater : « Finalement, il coupe bien ce couteau ! » Et moi, pauvre de moi, j’y ai encore laissé quelques plumes colorées, je devins triste et gris, comme l’ambiance et la région.

 

Le père de Jasmine, âgé d’une quarantaine bien avancée, avait un vilain penchant pour le cidre et toute autre boisson plus ou moins alcoolisée, qui l’entrainait avec quelques copains de bar célibataires, vers la mauvaise pente !

Et c’est ainsi que malheureusement, quelques mois après ce regrettable incident de la colonie, un soir froid et pluvieux où l’on ne pouvait pas même distinguer la lune, il but au bistrot surnommé « Face à l’océan », d’où justement on ne distinguait plus l’océan, plus que de raison.

 

En rentrant chez lui, il n’y voyait goutte, mais entendit cependant gémir dans l’enclos des biquettes et suspecta, dans son esprit embrumé, la visite de quelque malfrat. Du haut de mon perchoir, je le vis se précipiter dans la maison vide, repérer sur le buffet le couteau de sa fille, s’en saisir promptement et filer vers l’enclos. Au dehors, la bête criait de plus en plus fort, il se rua sur une forme difforme et planta plusieurs fois le coutelas.

Un silence assourdissant s’abattit sur toute la vallée, il croyait avoir vaincu le loup, mais il venait de tuer l’agnelle qui mettait bas. Il fut alors plongé dans un profond désarroi et balança le maudit couteau dans les rochers.

Sa fille éplorée le chercha pendant des années derrière les falaises, et pour se consoler, à chaque début de mois, elle achetait au droguiste du coin un nouveau couteau bien aiguisé, mais qui lui semblait toujours moins efficace que le cadeau de son père. Quant à moi, je me crus à l’abri de la cruauté pendant quelques temps.

 

Rose, la mère de Jasmine, partit l’été suivant, lassée de son soulard de mari et de sa fille, collectionneuse de couteaux.

Et voilà, nous n’étions que trois pauvres bougres dans cette vieille demeure. Avec le temps, poules, agneaux et chats avaient envahi les lieux, car ni le père, ni la fille n’avaient de goût particulier pour cuisine et ménage. Mais ils survivaient tant bien que mal dans ce manoir, que tout le village disait maudit depuis les incidents passés. Seuls de magnifiques couteaux, propres et brillants comme des miroirs, contrastaient avec l’ambiance négligée du lieu.

 

Un jour de l‘année suivante, un jour de très mauvais temps, un étranger vint frapper à la porte de la demeure. Son véhicule en panne en haut de la pente de la ferme, ne voulait plus rien savoir, et une pluie digne d’un ouragan, faisait rage depuis plusieurs heures.

Le père et la fille accueillirent leur hôte avec une joie non dissimulée car l’argent se faisait de plus en plus rare. Et après quelques bonnes chopines de cidre et un potage bien chaud, l’homme se sentit en confiance et leur fit quelques confidences : perdu sur cette route isolée de Bretagne, il espérait pouvoir réparer sa vieille auto au matin car, comme nous étions au début du mois, ses ouvriers attendaient leurs salaires qu’il transportait avec lui.

Le regard luisant du père croisa celui rayonnant de la pauvre Jasmine, et dans le silence des ténèbres, la triste demeure abrita le pire des drames… Je veux dire qu’elle se hissa à la hauteur de sa triste réputation : « le manoir des roses » était devenu la nouvelle « auberge rouge »…

 

L’auberge susdite fut aussitôt transformée en relais par ses propriétaires. Fille et père, unis dans le crime et sortis de la misère, pouvaient enfin servir…un rosbif coupé en fines lamelles…et du premier choix !

La situation me fit enfin réagir. Lissant mes plumes chaque jour pour mieux peser le pour et le contre, je décidai bientôt de quitter ce lieu maudit. Je partis un matin d’été alors que le soleil brillait dans le ciel, beau comme une orange.

 

Marion PAULET.

Illustration: https://pixabay.com/fr/perroquet-oiseau-color%C3%A9-dessin-990222/

 

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