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18 janvier 2017

Let's dance, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 12


Sophie.
12 Let's dance


   Un quart d'heure au téléphone avec Phil, c'est la bonne dose pour faire monter mon taux d'adrénaline. Appeler mon ex à mon secours n'était pas une bonne idée. Alors, pour m'en débarrasser, je lui ai passé Thierry. Lui sait le prendre, au moins, il ne s'énerve pas…. mais on n'en est pas plus avancé pour autant. Décidément, Phil ne pense qu'à lui, même quand il s'agit son fils... enfin l'enfant qu'ensemble nous avons élevé, qui porte son nom. Nous avons bien fait de divorcer. J'en suis encore à me demander comment j'ai pu supporter ce mec trente ans durant. Peu d'espoir qu'il retrouve un jour sa jugeote et le sens des responsabilités. Là, tout de suite, il n'a rien trouvé de mieux que de reparler de sa Grecque. Une femme qui lui a tourné la tête grave.
   N'y pensons plus. À Marseille, depuis quelques jours, le temps s'est sérieusement rafraîchi. Je consulte mon agenda. Qu'ai-je prévu pour cet après-midi ? Rien de spécial. J'envisageais de faire un tour au Parc Chanot pour visiter le Salon de la reliure. Un bon passe-temps qui me changera les idées.
   J'habite dans le sixième arrondissement de Marseille, place Castellane. Pour me rendre au salon, le plus simple serait de prendre le métro. Juste deux stations me séparent du rond-point du Prado. Je vais y aller à pied. Ça me calmera les nerfs de marcher un peu. J'enfile une petite laine et sors en ville. Au bout de dix minutes, je quitte l'avenue du Prado, jugeant cette artère un peu trop bruyante, emprunte sur la gauche la calme rue du Rouet. Les trottoirs sont jonchés de feuilles mortes, les récentes pluies en ont fait une patinoire. Opportunément, les employés municipaux se sont mis en devoir de les enlever avec leur aspirateur grand format. Au bout de la rue du Rouet, juste avant la place Marius Razzanti, je trouve à main droite l'impasse du Bas-Paradis prolongée, un bout du monde où je ne me suis jamais aventurée. Et pourtant, ce nom me dit quelque chose. On y trouve un club de fitness, le « Keep cool », une école de claquettes, « Let's dance », avec en prime un grand sauna mixte appelé « Kama-Soutra ». Tout un programme. Un coup d'oeil à la vitrine de Let's dance. On y propose des cours et des mini-stages de divers niveaux. Pour les débutants, ça se passe le  mercredi de 17 h à 18 h 30, au prix de 255 € par an.
  Le nom de l'animateur attire mon attention : Franck Buonumano. Qui m'a parlé de lui ? Chantal, sans doute. Oui, ça me revient, il s'agit de l'ex-petit ami de Nath' ! Sur sa pube on lit : « Suivez l'actu de Franck sur Facebook ».  Sa photo s'étale en devanture. Un physique de séducteur plutôt mature, avec sa brioche naissante. Un sosie de Fred Astaire, il joue à la vedette américaine. On lui donnerait combien ? Disons trente cinq ans, bon poids, paraît que ses élèves en sont folles. À ce que m'a confié mon amie, il y a six mois que sa fille a rencontré ce curieux personnage. Il l'a carrément subjuguée et c'est de là que tout est parti.


  Peu de monde à Let's Dance en ce moment. Je me présente à  l'accueil et demande à parler à Franck. Impossible ! On me dit qu'il est absent pour une durée indéterminée « en tournée internationale » (ça en jette !). Durant son absence, les cours sont dispensés par Enzo, son sémillant acolyte. Possibilité de coaching individuel avec le susdit (clin d'oeil entendu).
 Pour me donner contenance, je me renseigne sur les cours de niveau CLAQ1. Je précise qu'ayant un certain âge… oui, c'est bien normal, j'appréhende un peu de me trouver au milieu de jeunettes.    
  Ma remarque fait sourire l'hôtesse, une certaine Corinne :
 « Madame, ici tout le monde est le bienvenu de sept à soixante dix sept ans. »
   Ça va, je suis dans la bonne fourchette. Mon interlocutrice rebondit : « C'est incroyable à quel point, depuis la sortie du film « The artist » (1), les claquettes ont la cote. Aujourd'hui, certains y sont carrément accros. Vous hésitez ? Normal. Prenez un premier cours gratuit, juste à l'essai, cela ne vous engage à rien. Nous sommes aujourd'hui mardi, le prochain du genre a lieu demain. Pas de souci pour les chaussures, elles vous seront prêtées par l'Assos'. Si, comme j'espère, vous décidez de vous inscrire, il faudra vous en procurer dans le commerce. Comptez trente à cinquante euros la paire, selon les points de vente. »
   Au dessus de moi, des brodequins de différents modèles et diverses pointures, sont rangés sur une étagère. Il n'y a que du lourd là-dessus. Je me sens, au sens propre, à côté de mes pompes.
 La nommée Corinne croit bon de m'inonder de détails techniques :
« D'accord, c'est un peu dur quand on n'est pas habitué. Les chaussures de claquettes doivent être ajustées. Il ne faut pas qu'elles laissent de vide entre les orteils, ni que les orteils touchent le cuir. Pour les débutants, puisque c'est votre cas, on fait des modèles en cuir pré-assoupli. Le son rendu dépend de la consistance de la semelle et de l'épaisseur des fers. »
  Bon. Me voilà dans mes petits souliers
- Une supposition que je me présente en talons aiguille, est-ce que ça marche ?
- Dans la rue à la rigueur, mais sur scène, impossible !  Il vous faut des talons d'une hauteur de 35 mm, bien plus épais. Trop fins, ils malmènent les chevilles, quand ils ne cassent pas pour de bon ! »


  Cette greluche récite sa leçon sans voir que je la mène en bateau. J'ai pitié de sa candeur et me prépare à sortir. Juste à ce moment, je remarque un DVD bizarre, à l'exposition, curieusement estampillé T Rex. J'examine de plus près l'illustration de la jaquette, un portrait de groupe, garçons et filles confondus, en train de claquer des talons. Là, ça fait tilt dans mon cerveau. Franck, l'homme que je cherche, est au milieu du groupe. À son côté, j'identifie une fille qui ressemble furieusement à Nathalie. Un point à vérifier dès que possible, il me faut visionner le film avec Chantal. Pour l'instant, je mène l'enquête pour mon compte, et là, je crois tenir une piste intéressante.
  Aussitôt, je retourne au guichet :
« C'est quoi, ce truc-là ?
-  L'enregistrement de notre performance à la dernière fête de la Musique. À sa sortie, on vendait ce disque vingt euros pièce. Aujourd'hui, on déstocke, on peut vous le faire à dix, si ça vous branche, à moins que vous ne préfériez enregistrer la vidéo sur notre site.
- Non, j'achète le DVD, pour moi, c'est aussi simple. »
   J'acquitte la somme demandée et fourre le disque dans mon sac à main.
 Petit coup d'oeil sur ma montre : il est déjà quatre heures de l'après-midi. Tout compte fait, je n'ai plus envie d'aller au Parc Chanot. Si j'osais… Bon, c'est décidé. Je pousse la porte du Kama-Soutra, le bien nommé.


  Par contraste avec l'air frais de l'extérieur, une bouffée de vapeur d'eau me saisit au visage, embuant mes lunettes. Ça vous plonge illico dans l'ambiance hot du bain turc. Un personnage au physique de videur en contrôle l'accès. Le tarif est affiché. Pour les hommes seuls, l'entrée est à trente euros. Pour les couples, c'est moitié prix. Pour les femmes non accompagnées, c'est gratos (question de sex-ratio). Quant aux massages en tout genre qu'on pratique ici (thaïlandais, nuru (2) je ne sais quoi, body-body), leur prix est prohibitif, ça coûte un brin de s'encanailler.
  À la tête que je fais, l'employé me sent mal à l'aise. Il me gratifie d'un large sourire.
« Vous êtes déjà venue ici ?  »
 Je fais signe que non. Ce mufle doit me prendre pour une vielle pute ! En fait, il ne pense rien de spécial, et reprend d'un ton mécanique :
   « Aucun souci, vous serez reçue à bras ouverts ! On est en milieu d'après-midi, c'est une heure où l''on ne croise ici que des gens convenables. Le soir, je ne dis pas… »
   J'ignore ce que signifie au juste pour lui le mot « convenable ». Il suffit de jeter un coup d'oeil sur l'avis sans équivoque affiché dans ce lieu de perdition : « Les Messieurs sont priés de se comporter en gentlemen ». Aïe ! espérons que ce sera le cas ! L'employé me refile un peignoir d'un blanc douteux, ainsi qu'un bracelet muni d'une trousse étanche (où l'on met de quoi payer les consos) et d'une clé. Celle qui ouvre le paradis et ferme les casiers.


  « Le vestiaire se trouve immédiatement sur votre droite. Vous y trouverez de quoi suspendre vos effets. »
  Je me dévêts furtivement sous le peignoir, fourre le porte-habits dans mon casier, que je verrouille, afin d'explorer l'établissement. Peu de clients effectivement, je ne vois là que des hommes d'âge mûr, bedonnants, grisonnants, pas franchement sexy. Du reste, eux ne m'accordent guère plus d'attention. Ils vont et viennent sans relâche entre le sauna, le hammam et le bar, sur fond, présumé relaxant, de musique indienne. En admettant que je sois venue pour ça (ce n'est pas le cas), je ne vois rien là qui m'incite au kama-soutra.
  Le bassin à bulles se situe un peu à l'écart des autres installations. Glou-glou-glou : mon incorrigible côté gamine resurgit. Je me réfugie en ce lieu, pensant être à l'abri des importuns. Là, j'ai tout faux ! Un vieux Monsieur vient m'y rejoindre aussitôt. Je lui sais gré de respecter la distance de courtoisie, et me demande où il veut en venir. Il a l'air distingué, je le concède : il me propose obligeamment de régler à ma convenance la température et le débit des bulles. Ce doit être ça que la Direction nomme un comportement de gentleman. Je lui dis que pour ce qui me concerne, tout est pour le mieux. C'est aussi le moment  de mettre les choses au point.


« Vous savez, je ne suis là que pour déstresser, me focaliser sur des pensées positives, patin-coufin.  
- Ça tombe bien, moi aussi.
- Que font ces gens, qui passent leur temps à migrer ? C'est à vous donner le tournis.
- Allez savoir. Dans ce club, on court sans trêve après son fantasme. Il arrive même qu'on le réalise.
- Et après, quand c'est le cas ?
- Ensuite, rien ! On reporte encore et toujours plus loin ses limites, c'est une spirale sans fin.
  Le sentant prêt à me faire un cours de philo, je le ramène à la réalité :
« Tous ces mecs qui sont là, c'est bien pour quelque chose...
-  Ils attendent la sortie des cours de danse et de fitness. »
 Je commence à capter. Mon voisin m'explique que « Keep cool », « Let's dance » et le « Kama soutra » dépendent d'un seul et même gestionnaire, un mystérieux T Rex, qui fait la pluie et le beau temps. Au delà d'une certaine heure, les hôtesses d'accueil sont reconverties en entraîneuses.
 « T Rex ? Qui se cache sous ce pseudo ?
- Le Tyrannosaure, vous connaissez ? Un monstre de la Préhistoire (un sacré prédateur !)
-  Les dinos à deux pattes sont les seuls qui me font peur sont.
-  Eh bien là, c'est le cas. »
Après ces préliminaires, je me décide à poser la question qui me brûle :
« Nathalie Viguier , ça vous dit quelque chose ?
- Oui, bien sûr. Nath', c'est une fille de Let's dance, en même temps que l'âme damnée de Franck. Elle vient souvent au Kama-Soutra,  tout le monde la connaît. Tiens, au fait... ça fait quelque temps qu'on ne l'a vue… un mois, peut-être…
- Que pourriez-vous me dire d'elle ?
- Pas franchement du bien. C'est une nana difficile à cerner. On la tient ici pour une allumeuse, une perverse. Au fait, pourquoi cette question ? Serait-ce que vous aimez les filles ? Celle-là, croyez-moi, mieux vaut l'éviter. Elle vous donnera du fil à retordre. »
J'ai conscience d'avoir été trop directe, alors mieux vaut changer de conversation. Nous parlons de l'ambiance générale au club, de la qualité des installations et du temps qu'il fait. Puis, doucement,  sa main s'avance en direction de mon postérieur, tandis qu'il me suggère de passer au sauna.
  « Ce serait avec plaisir, fais-je, mais je suis cardiaque et crains les températures trop élevées.
- Si vous n'êtes pas habituée, alors, je n'insiste pas. Un accident est vite arrivé.
- D'ailleurs, il est temps pour moi de rentrer. Quelqu'un m'attend. »
  C'est une manière comme une autre de lui faire entendre que je ne suis ni libre, ni libérée.
  Il consent (enfin) à me lâcher les baskets, une façon de parler car je n'en porte pas.
  Je passe au vestiaire. Je viens d'enfiler mes bas résille et m'apprête à les fixer aux porte-jarretelles quand cet importun fait irruption dans mon intimité. Je pourrais le tancer vertement, mais non… mieux vaut lui tirer les vers du nez. Je réalise qu'à condition de savoir m'y prendre, ce mec pourrait m'être utile.
« Encore vous ! »
Il me lance une plate galanterie :
  « Je vous trouve un faux air de Sabine Azéma...
- Vous m'en voyez ravie. On ne m'avait jamais dit ça.
- Et si nous échangions nos adresses ?
- J'allais vous le proposer.
- Noël Radeschamps, agent d'assurances. #Bois-bandé dans les réseaux sociaux. Marié, mais en instance de divorce ».
Ils disent tous ça. Le divorce, moi, j'ai déjà donné. Pas la peine de lui raconter dans le détail.
- Enchantée. Moi, c'est Sophie Pescalune, retraitée des Affaires culturelles.
- Pescalune ? Quelle coïncidence ! Est-ce que vous ne seriez pas originaire de Lunel ?
J'acquiesce :
« Oui, décidément, le monde est petit. Mais autant vous avouer la vérité : je suis venue uniquement pour m'informer sur Nath'
- Ça ne m'étonne pas. Un moment, voyez-vous, j'ai même cru que vous étiez de la police.
- Pas du tout, mais sachez que la police enquête au sujet  de Nathalie ! Il lui est arrivé malheur. Elle  est, enfin était, la fille d'une amie et l'ex-fiancée de mon fils.
- Désolé pour elle. Et qu'attendez-vous de moi ?
- Que vous acceptiez de témoigner le moment venu dans cette affaire.
- Je dirai le peu que je sais, si ça peut vous rendre service.
- Et comment ! Ça peut même tout changer.
- Alors, à plus ! »
Nous prenons congé bons amis. Finalement, me dis-je,  on apprend beaucoup de choses  en écumant les bas-fonds de Marseille.


À suivre…

Piste d'écriture : dialogues (style direct et style rapporté)

Illustration : photo de l'auteur, prise à la vitrine d'un club de claquettes (et retouchée).

(1) « The artist », film français, 2011, réalisation : Michel Hazanavicius, avec Jean Dujardin et Bérénice Bejo.
(2) « Nuru » signifie glissant en japonais. Ce massage corps à corps nécessite un gel spécialisé.

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