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16 février 2017

Cygnes secrets, par Florence Chaudoreille

Piste: imaginer la vie d’un objet, son rapport avec notre propre vie. Ici, une photographie en noir et blanc (David Gibson, Norwich, 1991)

david gibson norwich, https://www.facebook.com/DavidGibsonStreetPhotographyWorkshops/photos/o.217150738399255/1070509092981091

Ils sont surprenants ces quatre cygnes, qui traversent la page, d’un blanc étincelant sur une eau noire, mate comme de la suie, et brillante à la bordure de l’image. Les traces laissées par les cygnes sur l’eau ressemblent à des froissements de vieux papier. Un lent vertige gagne. Et si les cygnes n’étaient dessinés que par des déchirures du papier, et si l’eau noire, le papier noir et le froissement de l’eau n’avaient rien de réels ? Impression d’étrangeté, comme si le réel et sa reproduction se fondaient dans une autre dimension, définitivement ailleurs, hors d’atteinte.

Cette image l’avait marquée. Aperçue dans un livre lorsqu’elle était enfant, elle y était souvent revenue, jusqu’à l’adolescence. A un âge où la projection dans le futur occupe la conscience, le blanc des cygnes et le noir de l’eau, somptueux, extrêmement tranchés, et chargés d’interrogations, la transportaient à des moments qu’elle pressentait de sa vie d’adulte. Elle ne pouvait les imaginer véritablement ces moments, mais elle ressentait, quasi physiquement, les abîmes qu’il lui faudrait traverser, les tourments du réel qui se dérobe, les difficultés d’aires de vie éperdument noires, les fulgurances de lumière aussi, difficiles à intégrer dans la trame des jours.

Puis, comme elle était restée dans un livre chez ses parents, elle avait peu à peu oublié cette image, alors qu’elle la fondait véritablement. La vie suivait son cours. Rencontres, périodes d’accélération, de stagnation, ou de réalisation se succédaient ou s’entremêlaient.

Elle chantait, dansait, voyageait. Les images ne faisaient plus guère partie de sa vie, elle s’en était abstraite, elles glissaient sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard, sans l’atteindre. Mais un vide grandissait en elle, goutte après goutte égarée, comme une nappe phréatique qui s’assèche, et elle se sentait perdre de la substance, de la profondeur.

Il lui fallut un burn-out, une coupure brutale dans un quotidien surchargé, pour prendre le temps de plonger, de couler, de toucher le fond. Pour recontacter ce noir soyeux, intense, troublant, double et doux, et ce blanc de déchirure. Pour se dire qu’il pouvait être intéressant de les chercher dans la réalité.

Elle partit en quête du noir, explora des tourbières, mangea des pâtes à l’encre de seiche, goûta les fonds calcinés des casseroles. Elle se plongea durant de longues heures dans des livres de photographies en noir et blanc. Décora son espace de vie de noirs de différentes textures, rehaussés d’accents de blancs. Rencontra des êtres perdus dans leur noirceur, très loin de la lumière. Ils lui apparurent bien plus francs et authentiques que les bien-pensants affichant une image trop nette, collée facticement en devanture, qu’elle avait côtoyés auparavant.

Avec la vieillesse, le blanc, le calme se répandit. Le noir se décanta, se précipita en dépôt, et s’effaça peut à peu. Mais elle y tenait à ce noir, elle ne voulait pas sombrer dans une blancheur fadasse. Le blanc, oui elle le ressentait au fond d’elle-même, était réservé pour plus tard, à l’après-vie. Autant dire qu’il n’y avait guère d’accès à lui, tout passait par le noir, et il en serait ainsi jusqu’au bout.

Florence Chaudoreille

La photographie est du livre: Street photography, David Gibson, Dunod 2014. On peut suivre le travail du photographe sur sa page facebook, https://www.facebook.com/DavidGibsonStreetPhotographyWorkshops/

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