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29 mars 2017

Le vent des ormeaux, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 18


Rachid et Zahra : « Lettres syriennes ».

18 Le vent des ormeaux


À Nadir, notre bien-aimé professeur du Lycée français d'Alep, actuellement en exil à Beyrouth.


 Z. En ce moment, nous pensons très fort à toi, mon cher Nadir, qui fus jadis notre maître au Lycée français d'Alep. L'élite de notre ville avait coutume de scolariser ses enfants dans cet établissement , de la maternelle à la terminale et sans distinction de culture ni de religion. Nous, tes élèves, t'aimions et te vénérions comme un père. Rappelle-toi, Nadir : notre lycée affichait orgueilleusement sa vocation à « promouvoir un enseignement de qualité, respectueux de la liberté de conscience et de la diversité culturelle ». Toi-même aimais à citer  l'Esprit des lois de Montesquieu, source où, nous disais-tu, les hommes de la Révolution puisèrent leur idéal d'une république fondée sur la vertu. Tu nous fis découvrir, du même auteur, les « Lettres persanes »  un petit livre amusant, révélateur de la façon dont les Ifranj, hier comme aujourd'hui, se représentent l'Orient. Ce texte en fait n'était qu'un miroir reflétant leur propre société.
  Tu voulais nous apprendre, à travers cette fable, au-delà de ce qu'on pouvait croire une utopie, à aimer la France, et nous savions à quel point tu te sentais « citoyen d'honneur » de ce pays. Pas sûr que tu en sois aussi fier aujourd'hui, car la France nous a laissés tomber. Comment admettre que l'Occident, si prompt à vanter ses propres valeurs, n'ait rien fait pour soutenir notre cause ?


  C'est sur les bancs du Lycée français, en suivant tes cours, que Rachid et moi nous sommes rencontrés. Tout semblait alors nous sourire. Et puis, il y a presque six ans, la guerre a éclaté. Jeunes comme nous l'étions, nous avons aussitôt pris fait et cause pour ce qu'on nommait ici « la révolution citoyenne » et en Occident, « le printemps arabe ». Nous pensions comme toi que la faction qui monopolise le pouvoir  depuis deux générations dans notre pays fait fi des concepts de liberté et d'humanisme en dehors desquels ne peut exister de vraie démocratie.
  En 2012, la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Syrie a entraîné la fermeture de l'Ambassade de France, et de l'Institut français, notre cher lycée a été « mis en sommeil », avant d'être définitivement fermé. Durant la guerre, les bâtiments ont été partiellement détruits. Peu de chances qu'ils retrouvent un jour leur ancienne activité.
   Il faut bien te l'avouer, Nadir : ni Rachid ni moi n'avons alors compris ta décision de fuir notre patrie, alors même qu'elle avait le plus besoin de toi. Tu partis pour Beyrouth, comptant poursuivre l'enseignement du Français à l'École supérieure des Lettres, qui dépend de l'Institut français du Liban.  Les évènements se précipitant, nous t'avons alors perdu de vue.
  Rachid n'avait d'yeux que pour moi, j'étais folle de lui. Nous avons choisi de faire un mariage d'amour. C'était compter, hélas, sans le poids de la tradition. Quand les parents de Rachid rencontrèrent les miens pour leur demander ma main, ils se heurtèrent à un refus catégorique : ma famille me destinait à un voisin riche et plus âgé. Bien sûr, je ne faisais aucun cas de ce barbon. Pour que l'honneur fût sauf, Rachid dut simuler un rapt. C'est à la suite de cet épisode, dont personne ne fut dupe, que le petit Nawaf s'est annoncé. Privée de dot, coupée des miens, j'ai dû renoncer aux études classiques pour suivre une formation d'infirmière, tandis que Rachid apprenait un métier du bâtiment. Nous pensions alors n'avoir jamais à regretter nos choix.


  Ce qui s'ensuivit nous a finalement conduit à prendre, comme toi, le parti de l'exil. Comme beaucoup, nous avons décidé de passer en Europe. Il nous a fallu pour cela vendre le peu que nous avions, emprunter à nos proches. Puis il y a eu cette horrible tempête, entraînant un naufrage et la disparition de Nawaf. Enfin, ces longs mois d'exil au camp d'Idomeni. Nous devions tromper l'ennui, lutter contre la déprime et surtout notre désespérant sentiment d'inutilité. Pour ne pas devenir fous, nous nous sommes lancés, Rachid et moi, dans la rédaction d'un journal croisé. C'est à toi, Nadir, notre cher maître, que nous le dédions. Dans sa forme, il s'inspire de ces « Lettres persanes » que tu nous fis découvrir jadis au Lycée français d'Alep, et dont tu nous laissas un exemplaire, aujourd'hui bien défraîchi. Philippe Ducros, le professeur de Lettres à la retraite qui bénévolement, donnait des cours de français aux réfugiés, nous a confortés dans ce projet. « Exprimez-vous tour-à-tour, nous a-t-il conseillé, sans retenue aucune et déchargez-vous de ce que vous avez sur le coeur. Lorsque vous arriverez en France, ayez cependant garde à l'évolution du langage. Certains mots, certaines expressions, qu'on entend dans la rue ne sont plus, mais plus du tout, les mêmes que celles du temps de Montesquieu, la pratique vous l'apprendra. »
  L'inverse est vrai. Je me demande bien qui, chez nous, parle encore l'arabe littéraire...
 « Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit ; je tombe dans un accablement affreux : il me semble que je m'anéantis ...»  (1)


   R. Je reprends ici le journal croisé commencé à Idomeni. Nous nous trouvons en ce moment dans l'avion militaire qui nous transporte en France. Zahra somnole à mes côtés, pelotonnée sur un siège inconfortable et trop étroit. Nous nous sommes fixés pour règle de prendre la parole à tour de rôle, en nous interdisant de retoucher ce que l'autre a écrit. La manœuvre d'atterrissage vient de commencer, le brouillard matinal se dissipe et je découvre un paysage nouveau par le hublot. Notre appareil amorce un virage au dessus d'un vaste plan d'eau qu'on me dit être l'étang de Berre et qui ressemble à un bras de mer. Cette fois, ça y est, nous sommes en France, une nouvelle existence a commencé pour nous ! Pour certains, cela représente une lueur d'espoir, pour la plupart, c'est un saut dans l'inconnu. Le pays qui nous reçoit n'a pas bonne réputation. Certains déjà parmi nous songent à l'étape suivante : passer en Angleterre, improbable Eldorado. Je leur souhaite bien du plaisir ; ces inconscients n'ont pas pris la mesure du trajet, ni des difficultés qui les attendent.


   À notre descente de l'appareil, nous piétinons un moment sur le tarmac, le temps de récupérer les bagages de cale. En fait, nos effets se réduisent au « paquetage » que nous avons perçu, terme évoquant l'armée. Ensuite, la police de l'air et des frontières procède aux fouilles de rigueur et aux vérifications d'identité. Les autorités ont eu pourtant depuis longtemps communication de notre dossier. Pas question que les réfugiés se mêlent à la foule, au risque de ternir l'image flatteuse que porte l'aéroport international Marseille-Provence ! Être invisibles, c'est nul, en fait. On nous fait suivre un circuit à part, sortir par l'accès de la sécurité civile, avant de nous pousser dans le car spécialement affrété. Ce mode de transport m'évoque un souvenir pénible : celui des « bus verts » destinés en Syrie à l'évacuation de la population civile, au travers de ce qu'on appelle pudiquement des « couloirs humanitaires ».


   Z. Vrombissement de moteur : le car démarre. Aux premières trépidations, nous commençons à sortir de notre léthargie. Au camp d'Idomeni, nous avions quelque peu perdu la notion du temps. Où sommes-nous ? Que faisons-nous ? Où nous conduit-on ? La fenêtre est embuée, il me faut, pour y voir, sortir mon mouchoir, essuyer la vitre de la main. Un morne paysage défile sous mes yeux. Rien à voir avec l'image que je me faisais de ce pays, qu'on m'avait décrit comme si pittoresque. Entre ville et campagne, la limite est floue. Au bord de l'autoroute, se succèdent quartiers résidentiels et zones d'activité. Nous contournons Marseille, mais ne faisons qu'entrevoir la grande cité, qui s'étend sur notre droite en contrebas. Le bus quitte ensuite la voie rapide, emprunte une petite route en direction du nord-est. La campagne ici me semble plus humaine, elle est parsemée d'oliviers, qui me rappellent la Syrie. Je lis sur un panneau les noms des villages  : « Plan-de-Cuques », « Allauch », ces mots sonnent bizarrement à mes oreilles. Je me dis que, de leur côté, les Français trouvent l'arabe imprononçable ! « Couco », m'explique-t-on, désigne en provençal une meule de foin. « Plan de Couco », c'est donc « la plaine aux meules ». Sur une butte, on aperçoit la silhouette d'une chapelle et de quatre petits moulins. Je m'étonne qu'ils aient gardé leurs ailes. Rachid rit de ma naïveté : pour lui, ce ne sont sûrement pas celles d'origine, on les a placées là pour plaire aux touristes. Qu'importe ! Je trouve apaisante la vision de ce village suspendu. Au moins,  cette bourgade a une âme.


  R. Un grincement de freins. Le car s'arrête. Nous sommes arrivés au lieudit « Levant des Ormeaux », notre destination. « Levant » désigne l'est d'un lotissement. J'avais d'abord compris « Le vent des ormeaux », nom qui serait plus poétique. Au fait, que sont devenus ces fameux ormeaux ? On m'explique qu'ils ont depuis longtemps disparu, victimes d'une maladie causée par un champignon (2).
   Face à la zone d'habitation, se trouve un terrain vague, équipé de points d'eau, de bornes électriques. Par un artifice sémantique, l'administration locale a transformé « l'aire d'accueil pour gens du voyage » en « Centre d'accueil de demandeurs d'asile ». Ici des cabanons métalliques, tous identiques, sont disposés comme les pièces d'un Lego. Rien à voir en fait avec le jeu de construction pour enfants, nous sommes en présence d'« algécos aménagés ». Qu'importe la désignation, c'est là qu'on nous propose de vivre, et pour combien de temps ? Je demande à l'employé municipal qui nous escorte où sont passés ces fameux « gens du voyage », censés nous avoir précédés en ce lieu. Il me répond avec un sourire embarrassé : « Nulle part et partout. Jamais un Rom, à ma connaissance, n'est venu s'installer aux Ormeaux. Trop cher pour ces gens-là, trop loin du centre-ville, ils préfèrent camper où bon leur semble, envoyer leurs enfants faire la manche et chaparder. La municipalité les a vus partir sans regret. Dans ce secteur, les fils électriques et les tampons de fonte avaient une fâcheuse tendance à disparaître. »
  Et vlan ! Ce réquisitoire sans appel est doublé d'un affligeant constat : entre deux maux, les Roms et les migrants, les élus locaux ont choisi le moindre, en l'occurrence nous. Si misérables que nous soyons, si bas qu'on nous classe dans l'échelle sociale, je m'aperçois que d'autres sont encore moins bien perçus que nous. Ce mis à part, les Français, m'affirme-t-on, ne sont pas racistes. Je me dis que ce peuple devrait juste apprendre à accepter « l'autre », c'est-à-dire l'étranger, tel qu'il est.


 « Je te parlais l'autre jour de l'inconstance des Français sur leurs modes. Cependant, il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés. Ils y rappellent tout. C'est la règle avec laquelle ils jugent tout ce qui se fait chez les autres nations : ce qui est étranger leur paraît ridicule. » (3)


  Après avoir pris possession de l'humble logement qui nous est alloué, nous faisons l'inventaire du mobilier. Je vois une table et quatre tabourets, deux lits superposés, quelques étagères pour le rangement. Le minimum de décence. Avec un lieu d'aisance (tout de même!), un lavabo, de grosses couvertures. Pas de chaufferette. Nous entrons dans l'hiver, on doit nous supposer aguerris au froid. Ne faisons pas la fine bouche et tâchons de prendre les choses du bon côté. Le point positif, c'est d'avoir enfin un « chez soi ». Les baraques de chantier du « Levant des Ormeaux » valent mieux que les tentes ou yourtes collectives d'Idomeni. Nous sommes libres de nos mouvements, juges d'aller et venir à notre guise, à condition d'obéir scrupuleusement aux consignes des autorités, de nous présenter au pointage tous les jours, bref, de nous tenir à carreau. Si certains membres du groupe ont la tentation de s'échapper, mal leur en prendra. Nous voilà prévenus.
  Pour vivre, nous recevrons mensuellement une allocation de deux à trois cents euros, c'est peu pour vivre en France, mais pour des traîne-misère comme nous, cela représente un pactole ! Par la suite, ceux qui ont obtenu le statut de réfugiés pourront prétendre au R.S.A.  Bizarrerie : en attendant d'avoir obtenu notre permis de séjour, il nous est interdit de travailler. Je juge cette disposition absurde et me demande comment et par qui est établie la réglementation dans ce pays.


« Les législateurs sont des gens bornés qui n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies. Ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles ils se sont […] décrédités avec les gens de bon sens. Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas particuliers : ce qui marque un génie étroit, qui ne voit les choses que par les parties et n'embrasser rien d'une vue générale ». (4)


 Z. Notre première nuit en France s'achève. Au début, j'ai cru ne pouvoir fermer l'oeil, accablée que je suis de tristesse et d'inquiétude. Est-ce vraiment là ce destin que nous appelions naguère de nos voeux ? Je n'ai cessé de penser au bruit continuel des explosions, au fracas de la tempête en Méditerranée, au sort tragique de notre fils Nawaf. Ensuite, j'ai fini par m'assoupir, j'ai sombré dans un mauvais sommeil. Subitement, vers une heure du matin, je me suis mise à crier, sous l'effet d'un cauchemar. Je me suis éveillée en sursaut. Rachid m'a prise dans ses bras, bercée comme une enfant. Je me suis aussitôt rendormie. Et voilà qu'au loin retentit un sonore et familier « cocorico ». Divine surprise ! Je me demande depuis combien de temps ça ne m'était pas arrivé d'entendre un coq chanter. Ce divin cocorico, c'est l'annonce du proche lever du soleil, la victoire du jour sur la nuit, c'est un symbole de vie. Accoutumée comme je suis à l'explosion en continu des bombes, je m'imagine encore que la mort peut fondre sur nous à tout instant. Pourtant, c'est déjà loin tout ça. Tout est calme ici. Je pense à notre maison d'Alep détruite, à notre ville qui a cessé d'exister aux yeux du monde. J'ai vu ses immeubles s'effondrer comme un château de cartes. Pour les apatrides que nous sommes devenus, notre cher pays n'existe plus que dans notre souvenir.


  R.   Huit heures à ma montre (l'ai-je vraiment réglée à l'heure locale ?). Une serviette sous le bras, tenant nos trousses de toilette de l'autre, nous prenons la direction du bâtiment sanitaire (douches et toilettes collectives). Pour éviter la promiscuité, l'installation comporte deux ailes : une à l'usage des hommes, l'autre réservée aux femmes. Ce n'est certes pas le grand confort, mais une fois propres et mieux attifés, nous retrouvons un semblant d'humanité. Des gens du Secours Populaire sont déjà sur site, ils ont dressé des tréteaux, nous servent des boissons chaudes, du pain, des coupe-faim, distribuent des conserves et autre articles de première nécessité. Ça, c'est pour le premier jour. Ensuite, il faudra nous faire nos courses dans des points de vente à bas prix.
   Onze heures. Le car qui nous a transportés hier, attend les réfugiés. Le chauffeur nous explique qu'un pot d'accueil et de bienvenue est prévu à la mairie, accompagné d'un briefing. Le maire nous dit avoir quarante ans, la moitié, plaisante-t-il, de l'âge de sa commune (5). Il est assisté d'une  délégation de son Conseil municipal. Un prof' d'anglais au Collège traduit son discours dans cette langue, comprise de tous. En ce qui nous concerne, il n'en est nul besoin, nous suivons les débats en français dans le texte.


  Question sermons, je n'ai jamais entendu tant de poncifs d'un coup. Tout y passe : exhortation au respect des lois de la République, éloge du vivre ensemble et de la laïcité, mise en garde contre les dangers de la radicalisation. Non, mais qu'est-ce qu'ils s'imaginent, ces gens-là ? Que nous avons traversé la Méditerranée au péril de notre vie, affronté la faim, le froid, bravé tous les dangers, pour nous livrer à des actes terroristes dans le pays qui nous accueille ? Que savent-ils, eux, de la « Syrie libérée », de son gouvernement provisoire ? Ont-ils jamais entendu parler de notre expérience, brève il est vrai, d''autogestion citoyenne ? De nos « conseils locaux », composés de pionniers, lesquels ont pas mal de temps suppléé le pouvoir central défaillant, assuré la continuité du Service public, avant qu'ils ne soient militarisés, puis noyautés par les Frères musulmans. Ont-ils compris que ces derniers nous ont volé notre révolution, finalement écrasée dans le sang ?
   Tandis que j'en fais l'amère réflexion, mon regard se porte sur le buste en plâtre de Marianne, ornant la salle de fêtes de la mairie. Elle a le sein nu, porte le bonnet phrygien. On me dit qu'une actrice connue pour n'être point avare de ses charmes, a prêté ses traits à cette allégorie. Une représentation du corps féminin qui n'a pour autant rien d'avilissant... la nudité qui s'étale un peu partout sur les panneaux publicitaires me semble autrement provocante.

ARABESQUE1

   On nous présente alors un conseiller municipal « issu de la diversité ». J'ignorais jusqu'à présent le sens de cette expression. Lui, c'est un immigré de la troisième génération, d'origine marocaine. Il s'adresse à nous dans un arabe dialectal auquel nous ne comprenons goutte, autant échanger en français. Ce personnage est censé représenter la communauté musulmane, importante à Marseille. Il nous donne une information qui m'intéresse : à Plan-de-Cuques, à défaut de mosquée, une salle de prières vient d'être inaugurée. Avant, les gens priaient dans la rue. Il paraît que le projet a été financé par les donations des fidèles, à l'exclusion de fonds venus d'Arabie saoudite ou des Émirats, réputés encourager la dérive intégriste. Tant mieux si cette assertion peut rassurer certains… Notre interlocuteur me confie être intimement convaincu que ce n'est pas au Moyen-Orient, mais bel et bien ici, dans les « quartiers », que se trouve le terreau de l'islamisme, alors que les Français de souche tendent à déserter leurs églises.  


 « Il faut que je te l'avoue, je n'ai point remarqué, chez les Chrétiens, cette persuasion vive de leur religion que je trouve parmi les Musulmans. Il y a bien loin, chez eux, de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique ». (6)


 Z. Nous ne nous sentons pas directement concernés par ce problème. Je suis de confession alaouite (7), et Rachid penche pour le soufisme (8). Avant la guerre – ce temps nous paraît aujourd'hui si lointain! - nous avions un voisin chiite, un autre chrétien maronite, un troisième juif… Je le sais, c'est difficile à croire, mais nous trouvions cette situation triplement enrichissante ! La guerre civile a tout changé, depuis, la haine alimente la haine, le sang appelle le sang. Quand les hostilités auront pris fin, je me demande combien reviendront parmi les habitants de notre quartier, surtout si des liens pourront se recréer entre gens issus de classes et de religions différentes.
  Lorsque j'explique que Rachid et moi avons fait des études, tout comme en France, acquis même un certain niveau, qu'il était métreur et que j'étais infirmière, mes interlocuteurs ouvrent des yeux ronds. Nous arrivons dans ce pays avec un certain savoir-faire, qui nous a valu en d'autres lieux d'être qualifiés de « peuple ingénieux ». Est-ce ma faute à moi, si je ne puis, sans permis officiel, exercer ma profession ? Les infirmières installées aux Ormeaux ont trop peur que je ne leur « vole » leur clientèle. Et pourtant, je dispose d'un diplôme équivalent au leur, obtenu dans mon pays. J'ai dû me résigner au chômage. À défaut de dispenser des soins, détestant l'inaction, je donne des cours de cuisine orientale aux ménagères du quartier. Hier, je leur ai appris à préparer le houmous, le fetté, les boules de kebab aux abricots et aux coings, les gâteaux à la pistache, les baklavas et la confiture de roses. L'idée m'est venue aussi d'initier mes voisines à la danse du ventre. Évidemment, cela peut ou non plaire à leurs maris ou compagnons. Dans l'incertitude, je préfère attendre un peu.
  Nous portons encore les effets qui nous ont distribués en Grèce par la Croix Rouge - Je me rends compte que ces pauvres hardes nous donnent l'air de loqueteux, et que notre allure effraye les gens. Alors, je me suis rendue à la vente des Chiffonniers d'Emmaüs. J'y ai trouvé, pour presque rien, des pulls et des chemisiers en fort bon état, j'ai flashé sur une jupe plutôt sexy, puis l'ai finalement reposée. Elle est trop près du corps, au goût de Rachid, qui déjà me trouve  court vêtue.


« Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils  étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils seront cet hiver. Mais surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode. » (9)


  Les Musulmanes du quartier maghrébin portent pour la plupart le « hijab » (voile épais). Certaines même ont adopté le « niqab » ou « burqa », voile intégral qui les fait ressembler à des oiseaux de proie. Elles se sont endurcies, confessent-elles, au regard hostile ou dédaigneux des passants. Si toutes font comme nous, pensent-elles, nous cesserons d'être stigmatisées. Voire. Au-delà d'un simple signe d'appartenance religieuse, je pense que ces femmes veulent affirmer leur identité. La secte alaouite, à laquelle j'appartiens, n'exige d'être « mastoura » (couverte) que pour prier. Je pense en ce moment aux femmes d'Iran, à mes soeurs de Syrie et d'Irak, qui luttent pour ne pas vivre grillagées. Est-ce une contradiction ? J'estime qu'une femme qui souhaite porter le voile en France doit être libre de le faire, à condition que ce ne soit pas sous la pression d'un père, d'un frère ou d'un mari. Bien malin qui peut juger de cela. Dans l'incertitude, les filles adoptent une tenue aussi neutre qu'inesthétique : pantalons larges et flottants, tuniques longues, effaçant la silhouette. En contrepartie, elles soulignent leurs yeux d'un trait de khôl, les ombrent de blush des paupières jusqu'aux sourcils, appliquent une touche de fard sur les joues, usent et abusent d'un rouge à lèvres agressif, couleur framboise ou vermillon.
     Ces femmes en pertes de repères font face à la même réalité qu'en orient : le harcèlement sexuel sévit comme partout. Ils se ressemblent tous, ces mecs qui vous sifflent dans la rue, ou dans le bus, de vous frôler les seins, de vous pincer les fesses. Dire qu'ils croient qu'on apprécie ! On s'arroge le droit de mettre à la porte une femme qui ose entrer seule dans un bar. Elle se fait insulter, menacer, estampiller salope. On a toutes connu ça. Le port du voile est un refuge, mais non la bonne réponse.


 C'est avec les petites Marseillaises que j'ai le plus de contact. Celles que je croise n'ont pas froid aux yeux, ni d'ailleurs aux jambes. Même à cette saison avancée, je les vois déambuler sans complexe en short ajusté, moins que rien. D'autres portent des jeans « ligne sculptante » effilochés, criblés de trous au niveau des cuisses et des genoux, au point d'être indécents. Est-ce donc le fait d'un pays riche, que de négliger ses vêtements et désapprendre à ravauder ? Je crois être bonne couturière et leur propose aussitôt mes services. Ces greluches me rient au nez : « Toi, tu sors d'où, de quel bled ? Tu vois bien que plus un pantalon est élimé, troué, plus on le paye cher, plus il plaît aux mecs. Nous, on est dans le vent, sens propre et figuré. »
  Décidément, il me reste beaucoup à apprendre dans ce pays.


   R. Au départ, nous avons senti que les habitants du lotissement voisin se méfiaient de nous,  tendaient même à nous éviter. Alors, nous sommes allés à leur rencontre. Au moins, nous avons tout fait pour. J'ai travaillé naguère auprès d'un architecte-urbaniste. Je crois qu'il eût trouvé ce décor d'une désespérante monotonie. Au milieu de parcelles tirées au cordeau – on dirait un échiquier - des maisons sans caractère, flanquées d'un garage ou d'une remise, se cachent à l'abri d'une haie opaque, ou d'un haut mur. Derrière un portail rébarbatif, un chien de garde aboie au passage des étrangers. Ici, le terrain vaut moins cher qu'en ville, et chacun peut « faire construire » avec un petit budget. Les « rurbains », c'est le mot qu'on emploie, ont fait un choix de vie. Ils n'habitent ni la ville, ni la campagne, mais dans cet espace intermédiaire que représente la « cité dortoir ». Beaucoup d'entre eux ont leur travail à Marseille, ils partent tôt le matin pour ne rentrer que tard le soir. Un temps précieux se perd en vains trajets entre le domicile et le lieu de travail. En semaine, hormis les femmes au foyer, les retraités et les chômeurs, on ne voit âme qui vive aux Ormeaux. Le dimanche, nos voisins cultivent leurs plate-bandes ou bricolent à domicile. Il  y a toujours quelque chose à faire dans leurs maisons, qu'on livre en général inachevées. Économie solidaire oblige, je leur propose un coup de main pour les « finitions », ce qu'ils ne se refusent pas. Pas sorcier d'être bricoleur : peindre ou poser des revêtements muraux, des parquets flottants, manier la perceuse ou la scie sauteuse, il suffit de s'y mettre. En échange de mes bons offices, on me fait des présents en nature : nourriture, effets dont on n'a plus besoin, objets qu'on s'apprête à jeter. Je ne rejette rien qui soit récupérable, ayant appris à tout ménager. Chez nous, des populations entières, coupées du ravitaillement, parviennent à subsister en cultivant la terre en commun. Lorsque le nécessaire manque, le gaspillage est inexcusable. On peut faire des soupes succulentes avec les orties. Il y a toujours quelque part des lapins pour manger le vert des poireaux, les restes de salade et les fanes de carottes ou de radis. On doit recycler les épluchures pour en faire un compost, excellent engrais.


    Et puis j'ai fait cette réflexion : beaucoup de gens ici se déplacent en vélo. Bonne idée au demeurant : zéro consommation de carburant, zéro pollution. Pourquoi ne pas m'investir dans le dépannage, la révision, l'entretien des deux-roues ? Eh bien, ça marche ! À présent, notre cabanon s'orne d'un bel écriteau : « Si votre dérailleur craque, si votre chaîne grince ou si vos freins sifflent, alors c'est le moment de faire appel à Rachid ». Depuis que j'ai passé cette annonce, mon modeste atelier ne désemplit pas. J'ai fait l'acquisition d'un bleu de travail tout neuf. Désormais, rien dans mon apparence ne me distingue des Français de souche, et comme je parle leur langue, ils me prennent pour un garagiste local. À se demander comment on peut être Syrien.


 « Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en embrasser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore, dans ma physionomie, quelque chose d'admirable. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste… Mais si quelqu'un, dans la compagnie, apprenait que j'étais persan, j'entendais autour de moi un bourdonnement : « Ah ! Ah ! Monsieur est persan ? C'est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être persan ? » (10)

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Z. Pas un souffle de vent, je ressens une sensation d'étouffement. En passant par un centre d'appel téléphonique à bas prix, nous avons pu joindre notre famille en Syrie, enfin ce qu'il en reste. Eux se sont saignés aux quatre veines pour que nous puissions passer en Europe et s'inquiètent de ce que nous sommes devenus. Occultant la réalité, nous prétendons à nos proches que nous sommes reçus en France à bras ouverts. Personne en fait n'est dupe de ce mensonge, on a d'autres soucis là-bas. Qui pourrait l'ignorer ? Les forces démocratiques sont en voie d'écrasement. Le pouvoir, un moment menacé, s'est ressaisi quand tout semblait perdu pour lui, réussit aujourd'hui, grâce au rouleau-compresseur russe, à anéantir toute forme d'opposition.


   Au Levant des Ormeaux, passé la phase d'installation, c'est calme plat. Parmi nous, beaucoup rongent leur frein, surtout les jeunes célibataires. Ceux-là font peur aux gens, du fait d'incidents qui se sont produits récemment à Cologne, et dont la presse a fait état. Des volontaires associatifs s'offrent à leur enseigner les « codes de la séduction en Occident ». Ouaouh ! Faut-il vraiment des cours pour cela ? De tels codes n'existent-ils pas en Orient ? Pour l'instant (à petits maux, petits remèdes), nos athlètes en herbe se rendent au terrain de sports voisin, font du cross ou jouent au foot. Cela pourrait être une occasion de fraterniser avec les gens ! Malgré de timides avancées, nos voisins parlent déjà de « la jungle des Ormeaux », ça dit bien ce que ça veut dire. De temps à autre, pour rassurer les populations (j'aurais tendance à croire à l'effet contraire), une patrouille de police vient traîner les pieds dans le coin, histoire de vérifier que les migrants se tiennent bien. Est-ce là bien se tenir que n'avoir rien à faire du matin au soir ? Et quand nous serons en situation de travailler – cela finira par arriver - serons-nous pour autant condamnés aux tâches les plus viles ?


  « On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles … que ceux qui vivent dans la religion dominante : parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail et embrasser les emplois de la société les plus pénibles. » (11)


  Nous avons hâte de fuir ce ghetto. Jour après jour, nous nous enquérons de Xavier et Ireni, ces jeunes qui s'étaient proposés à nous recevoir. Le dossier n'avance pas, malgré nos démarches réitérées.  Rachid s'est une nouvelle fois rendu à la Mairie. Un employé complaisant nous met en contact avec le collectif Migrants-bienvenue-13, équivalent français de « Welcome here », une plate-forme d'accueil pour les réfugiés. De son côté, le service des  étrangers de la  préfecture nous informe qu'il est exclu pour nous de rejoindre l'Estaque, ainsi qu'il était prévu. L'administration est fort pesante ici, nous éprouvons ce qu'est « la langue de bois ». Personne ne peut (ou ne veut rien) nous dire de précis. Il paraît que des difficultés « de dernière minute » se sont présentées concernant l'aptitude du jeune couple à nous accueillir, on se demande bien lesquelles.
 Cet après-midi, visite surprise : une Twingo mauve à pois blancs se gare en face de notre Algéco. Je vois trois femmes en sortir, d'âges différents. Tiens ! Il y en a au moins une que je connais, c'est Samantha Jackson, l'avocate internationale. Elle doit avoir été bien renseignée pour être venue ici. La voyant, mon coeur s'emplit d'espoir. Je guette dans ses yeux la seule bonne nouvelle qu'elle puisse m'apporter. A-t-elle enfin une piste pour retrouver mon petit Nawaf ?
   « Hey, Zahra, how do you do ? You're going through a bad patch at the moment, isn't it ? »
  Elle nous voit, Rachid et moi, dans une mauvaise passe. Je n'aime pas m'apitoyer sur mon sort et lui réponds que nous sommes en quête d'emploi : « Yeah, we're pounding the pavement ».
    Bien sûr, cela me redonnerait le moral d'avoir un job. Mais ce n'est pas mon principal souci.
   Sam est accompagnée d'une personne plus âgée, qui se présente sous le nom de Sophie Ducros-Pescalune. Le premier nom me dit queqlue chose. En fait, c'est l'ex-épouse de Phil, dont j'ai fait la connaissance à Idomeni.  La troisième personne du groupe est une jeune femme de mon âge. Étant physionomiste, je me souviens l'avoir vue en  photo, nous avons brièvement échangé par Skype : Oui, c'est Ireni, la fille d'Alkistis, mon amie grecque. Entre elles deux, la ressemblance est frappante. J'invite mes visiteuses à pénétrer dans ma baraque de chantier, honteuse de les recevoir dans un logement si peu décent.
  L'avocate me dit qu'étant de passage à Marseille pour son « business », elle en a profité pour venir me rendre visite en compagnie de Sophie et d'Ireni. Concernant l'issue favorable de notre demande d'asile, et l'obtention d'une carte de séjour, elle se dit « raisonnablement optimiste »
  C'est déjà ça, mais le sort de mon petit garçon me tracasse bien davantage. Elle me sourit, voulant ménager ses effets, mais surtout rester prudente à propos d'informations récentes qu'elle a.
  « Les Services sociaux anglais, « these fucking bastards who wheel and deal » (12) ont fourni le signalement d'un enfant de quatre ans, qui pourrait être le tien. Nom de famille inconnu, nous disent ces connards. Pourtant, l'âge (quatre ans) et le prénom (Nawaf, ce n'est pas si courant) correspondent. Pas de photo disponible, une correspondante que nous avons en Sussex va se rendre à Brighton pour rencontrer la famille d'accueil. Il s'agit d'un couple sans enfants, qui cherche à en adopter un. Le scénario classique, en somme. À part ça, des gens pleins aux as, bourrés de relations, ceux-là ne lâcheront pas l'enfant sans résister, en admettant qu'il s'agisse bien du tien. Sinon, « my plan risks to wither on the wine, we spit in the wind » (12).  Rien n'est « too much » pour celles qui osent. T'inquiète, ma belle, je me battrai jusqu'au bout, aussi vrai qu'on m'appelle Battling Sam. »
  Une fois mes visiteuses parties, le campement retrouve sa solitude. Ai-je rêvé cette scène, a-t-elle eu vraiment lieu ? Autant en emporte le mistral, en train de se lever. Je sais que mon fils est vivant. Tout me paraît désormais plus léger. Le paysage s'anime. J'entends enfin siffler le vent dans les ormeaux.

18a Bonheur

À suivre….

Illustrations :
Alexandre Hollan, « Le chêne dansant, près de Gignac », 2015, acrylique 57 x 76 cm (détail)/ Arabesques de Hassan Majahi, calligraphe à Perpignan.

Piste d'écriture : Journal à deux mains , impressions croisées s'adressant à un ami resté au pays, dans le style des « Lettres persanes ».

Notes :
(1) Montesquieu, Lettres persanes (1721). Lettre 30, Rica à Ibben
(2) La Graphiose de l'Orme
(3) Lettre 30, Rica à Ibben.
(4) Lettre 129, Usbek à Rhédi.
(5) La commune fut fondée en 1937, date à laquelle elle s'est dissociée de la commune d'Allauch.
(6) Lettre 75, Usbek à Rhédi.
(7) Les soufis sont une catégorie de musulmans qui recherchent l'intériorisation, l'amour de Dieu, la contemplation, la sagesse, dans le cadre d'une perspective initiatique et ésotérique.
(8) Secte issue du chiisme, dont l'enseignement mêle plusieurs éléments tirés de religions différentes.
(9) Lettre 99, Rica à Rhédi.
(10) Lettre 30, Rica à Ibben.
(11) Lettre 85, Usbek à Mirza.
(12) Ces foutus connards qui magouillent à plein tube !
(13)  Mon plan peut tourner en jus de boudin, nous perdons notre temps. Déluge 18
Rachid et Zahra : « Lettres syriennes ».













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