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30 avril 2017

Ariane sur son chemin, par Nyckie Alause

Ariane est la grand-mère d'Eloïse, la fillette qui a vraiment du mal à parler encore à sa maman... Pour relire ce texte, cliquez ici.

carnet fermé

Ariane n’a pas vu sa famille depuis longtemps, depuis vraiment longtemps. Quand elle pense à sa fille, elle la voit à dix ans, à vingt ans, encore à vingt ans et après elle ne la voit plus, physiquement. Plusieurs fois elle lui écrit. Elle aurait dû poster ses lettres. Elle a tenté de la joindre au téléphone pour ne laisser sur le répondeur qu’un message tellement laconique que sa fille ne l’a même pas considéré comme un message. Elle voit bien son doigt rageur appuyer sur la touche retour pour détruire cette intrusion. C’est cela, Ariane s’est toujours sentie une intruse dans la vie de sa propre fille, Marie. Une intruse dans sa propre vie. Elle pourrait expliquer, si quelqu’un s’en montrait curieux, les circonstances qui les ont menées toutes deux où elles en sont aujourd’hui : nulle part ! Qui ne les ont menées nulle part, ce genre de lieu qui n’est même pas une impasse. Dans une impasse, tu es acculée, mais tu as toujours le choix de t’en retourner. Nulle part est un lieu dont la porte de sortie est une énigme. Il suffirait pour Ariane de répondre à l’énigme, si elle était capable d’en formuler la question.

L’heure des bilans a sonné : Sa mère ? Elle vient de disparaître.

« Elle n’a pas disparu, elle est seulement morte sans dire qu’elle m’avait aimée ». Ariane pense cette chose, qu’elle n’a pas encore prononcée à voix haute. Si elle arrivait à le faire sa vie serait plus facile. Elle aurait pu le dire à Joël, son frère, le jour des obsèques. Il se tenait à côté d’elle et avait même posé la main sur son épaule dans un élan de compassion. Mais il lui avait demandé « Maria, elle ne viendra pas? ». D’un geste déterminé, elle avait fait tomber cette main qui pesait comme la honte sur son épaule.

                                                      * * *

« Tu as des enfants? » demande Léo. Dans son profil elle avait écrit célibataire et dans les courriels qu’ils se sont échangés la question des enfants n’a jamais été abordée. Elle est prise au dépourvu et ne sait que répondre. Elle tourne longuement la cuillère dans sa tasse de cappuccino jusqu’à en faire disparaître la mousse onctueuse qui le recouvrait. Elle porte la tasse à ses lèvres et souffle un peu avant de boire. Elle ne peut plus essayer de gagner du temps. Léo la regarde avec curiosité teintée d’une légère inquiétude. Elle dit « oui » entre deux gorgées et déjà elle regrette. Il va tenter d’en savoir plus. Mais plus que quoi ?

— Avant j’avais une fille, Maria…

Léo la dévisage avec compassion. Il pose sur la main d’Ariane une main chaude et douce, des doigts longs aux ongles brillants et épais. Un geste si doux qu’elle en frissonne. Elle voit bien qu’il envisage le pire mais sa main, si elle s’explique, sa main, il va la retirer. Des regrets elle en a suffisamment pour n’en pas rajouter de nouveaux. Demain, peut-être demain. Par pudeur, il parle d’autre chose. Des voyages qu’il a faits, des boulots qu’il a quittés, des livres qu’il a lus, de son temps libre qu’il occupe comme il peut, de sa solitude… Et Ariane parle des mêmes choses, assez longtemps pour qu’ils s’imaginent tous les deux qu’ils sont pareils.

A un certain moment Léo parle de sa femme qui est partie trop tôt et Ariane répond en décrivant la lente agonie de sa mère. Elle raconte cela avec une certaine délectation. Il voudrait savoir encore et encore, toutes ces vies qu’elle a vécues avant cette rencontre. Il imagine déjà un avenir et elle ce qu’elle imagine, c’est un avenir extrêmement proche avec ses mains si chaudes qui effleureront sa peau et leurs corps qui feront des découvertes.

Le temps passera pense-t-elle, il passera et le moment se présentera où je devrai lui dire. Si j’attends trop longtemps le temps sera passé. Comme le temps est passé pour Maria et son père.

Ça non plus elle ne peut pas le dire, cette horrible histoire de Maria. Et du père de Maria qui restera en prison. Face au juge, elle n’a pas pu parler, alors devant Léo qu’elle rencontre pour la deuxième fois c’est simplement une impossibilité.

« Si j’avais été capable de courage, Maria serait toujours ma fille.  Je lui présenterais Léo et je suis sûre qu’elle le trouverait beau et gentil. Elle me dirait qu’elle est heureuse que je ne sois plus seule, que la vie est trop courte pour vivre dans cette éternelle douleur. »

La caresse de Léo se fait plus insistante, ses doigts se glissent entre ses doigts, elle résiste résiste et ne résiste plus. « Partons lui dit-elle. Allons marcher ». Elle dit marcher mais ne pense qu’au chemin qui les conduira chez elle. Ils prendront la voie de halage où les promeneurs se croisent et se saluent. Les habitués la connaissent et ne lui font même plus un signe de la main tant elle est revêche. Ils la connaissent mais aujourd’hui ils sont capables de ne pas la reconnaître tant sa mine est avenante et légère sa démarche.

Ariane et Léo ont réglé le rythme de leurs pas sans effort et le plaisir de leur promenade transfigure Ariane. Mais elle fait un faux pas qui lui arrache un petit cri de douleur. Il est à ses côtés « Je suis à tes côtés appuie-toi sur mon bras. Viens, allons nous asseoir » Il s’empresse, époussète le banc tâché par des pigeons indélicats. Tant de prévenance émeut Ariane. Elle aurait dû tout dire, lui donner la possibilité de partir, seulement partir. Ce ne serait pas la quitter puisqu’ils n’ont que parlé. Sur ce banc, assise, le bras protecteur de Léo sur son épaule, elle fait défiler sa vie, ce qui a réussi, ce qui a raté, ce qui a dysfonctionné. Elle écoute la voix rassurante de l’homme qu’elle a trouvé, qu’elle voudrait garder, qui dit « ce ne sera rien » en massant sa cheville. Il emploie le futur comme si c’était déjà demain, comme pour un avenir où ils seraient ensemble.

« Demain, si j’avoue aujourd’hui, demain je téléphone à Maria, demain je vais la rencontrer, demain je vais la reconnaitre et je lui demanderai pardon de n’avoir pas pu l’aimer suffisamment. Demain je vais reconstruire ma vie. »

— Maria, ma fille, elle n’est pas morte.

Léo continue de masser sa cheville. Ses doigts experts lui font un bien fou. Son attention, il la lui consacre, entièrement. Elle décide qu’elle ira jusqu’au bout. Chacune de ses caresses fait disparaître la douleur et l’encourage.

— Elle refuse de me parler depuis quinze ans.

Le passage suivant des mains de Léo sur l’articulation douloureuse la met en confiance.

— Ses raisons sont tout à fait légitimes. Je n’ai pas su être là pour elle quand elle a eu besoin de moi.

La caresse monte cette fois un peu plus haut, à la naissance du mollet.

— J’ai tenté à maintes reprises de lui écrire… pour m’expliquer, mais à quoi cela aurait-il servi. J’ai déchiré les feuilles, je n’en ai gardé aucune.

Les mains gagnent encore du terrain et Ariane le courage et l’élan qui lui ont manqués toutes ces années.

— Quinze ans, te rends-tu compte ? Quinze ans que sa vie est sectionnée de ma vie. Comme si nous n’avions pas existé. Comme je regrette si tu savais combien je regrette…

Ariane parle à Léo. Il lui semble que ce qu’elle dit est une répétition pour ce que demain, quand elle l’appellera, elle dira à Maria. Les mains de l’homme s’arrêtent derrière le genou, si émouvantes dans ce creux secret où elles se dérobent avant de redescendre lentement vers le pied. Ariane souhaite que la douleur revienne pour qu’à nouveau il la chasse. Elle espère que d’autres souffrances vont l’atteindre et que lui, cet homme beau et bon sera en mesure de les faire disparaître de la même manière, avec ses mains, ses mots et ses caresses.

Léo se lève. "Pourquoi attendre à demain ? lui dit-il. Pourquoi ?"

Nyckie Alause, avril 2017

Comme pour Eloïse, j'ai pêché l'Illustration sur le site d'une amoureuse de carnets, qui vous propose d'en fabriquer. Cette fois, le carnet est fermé...

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