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9 septembre 2017

Léon le biblivore, par Sylvie Albert

Piste d'écriture: voir à la fin de la nouvelle.

Léon le biblivore

 

4700007

 

       

 

Le monde est trop vaste pour Léon. Il y a trop d’espace, trop d’êtres vivants. L’excès d’air lui donne paradoxalement la sensation d’étouffer. Et depuis qu’il est né, petit grain de sable perdu au milieu de ses congénères, il n’a jamais éprouvé de sentiment d’appartenance ni de fraternité avec les grains de sable voisins, même assez proches. La solitude lui est une seconde peau.

 

        Après une naissance non désirée - ni de sa part, ni de celle de sa mère - il a été ballotté de foyer en foyer, exposé à des situations dont il veut tout oublier, maintenant qu’il a l’opportunité de pouvoir réaliser son rêve : s’extraire du monde réel et se replier sur lui en compagnie de ses seuls amis, les livres. Il lui a fallu pour cela commettre des actes, comment dire, répréhensibles, dans le but de s’approprier le bien d’autrui. Car lui n’est pas né riche, mais rusé. Il a donc réussi à s’emparer des possessions de son « parrain », lequel depuis sa tombe doit bien regretter la confiance qu’il avait placée en ce garnement qui, finalement, s’est révélé aussi peu fiable qu’il le paraissait.

 

La bibliothèque est donc à ce jour entre les mains de Léon. La bibliothèque et son atmosphère particulière. La pièce n’est pas bien grande, et contient des livres jusqu’au plafond. Des étagères ont même été installées au-dessus de l’unique porte. Il doit y avoir plusieurs centaines de livres, de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Ils ne sont pas vraiment classés, ou alors selon un ordre qui échappe à tout esprit logique autre que celui du « parrain ». Ce que Léon aime tant concernant ces livres… c’est qu’ils parlent tous d’ailleurs, d’autres contrées, d’autres continents. De mondes lointains qui semblent imaginaires, et qui dégagent une magie à laquelle on a envie de croire. Il y a des bateaux sur des étendues infinies, des drapeaux plantés sur des continents de glace, des insectes dans des forêts sombres et humides, des oiseaux et des baleines traversant le globe de long en large, des montagnes impressionnantes… et peu d’humains. Peu d’humains cherchant à diriger la marche du monde et à réduire ce dernier à leur merci. Ces livres contiennent le monde dans sa version apurée, sans contamination par les grains de sable...

 

        Léon a tout prévu. Il va s’enfermer dans cette pièce, y vivre le plus possible. Il est convenu que la vieille servante Marinette lui prépare ses repas. Au bout de trois jours, il a déjà installé un divan sous la lampe au centre de la pièce et il ne sort que pour poser le plateau contenant ses reliefs de repas devant la porte. Car Marinette ne doit pas franchir le seuil, c’est SON antre. Il passe des heures à ouvrir au hasard atlas et livres, à avaler les informations qu’il y trouve puis, soudain, sans que rien ne le laisse présager, il s’assoit dans le vieux fauteuil et se met à rêver, à s’inventer des vies aventureuses, bien loin de la réalité.

 

        Au bout d’une semaine, il va quand même procéder à quelques ablutions, fait le tour du jardin, et revient s’enfermer. Puis, au fil des jours, il mange de moins en moins. Il ne sort plus que deux fois par mois environ, sans même avoir conservé la moindre notion du temps. Il sort aussi bien le jour que la nuit, ne sachant plus ce qui se passe dehors depuis sa pièce sans fenêtre. L’intérieur de la bibliothèque est maintenant un vrai capharnaüm. Quasiment tous les livres sont ouverts, ils s’empilent de manière instable, il leur arrive de glisser et de s’ouvrir à une autre page que celle qu’il avait choisie. Lui navigue de page en page, souvent à plat ventre sur plusieurs volumes. Seul son fauteuil, dans lequel il sommeille de temps à autre, reste à peu près dégagé.

 

        Le temps passant, les livres semblent acquérir une vie propre, tombant, glissant, s’ouvrant, se fermant selon leur bon vouloir. Et Léon continue à lire, à découvrir les cartes, puis à rêver. Un jour, Marinette ne lui apporte plus ses repas. Il met une bonne semaine à s’en apercevoir. C’est bien simple, il ne se nourrit plus que d’histoires et d’images. Il maigrit, se dessèche, mais évidemment personne ne le remarque.

 

        Léon finit par ne plus avoir la force d’ouvrir la porte. Pour quoi faire d’ailleurs, puisque sa vie est à l’intérieur. Sa vie ou sa mort ? Ses manches lui pendent devant les mains, il s’entrave dans son pantalon. Or bientôt chemise et pantalon partent en lambeaux. Les livres paraissent progressivement plus grands, il a de plus en plus de mal à les manipuler. Son corps et sa vie rétrécissent. Mais il continue à dévorer ses livres. Cela fait belle lurette qu’il n’a plus besoin de lumière, il voit clairement les lignes et les couleurs sans aide extérieure. Les lettres sont de plus en plus hautes, les cartes de plus en plus proches. Il finit un beau jour par se trouver debout sur une falaise au nord de l’Australie. Il ne lui reste plus qu’à avancer d’un pas pour tomber à l’eau. Il est prêt à se lancer dans l’aventure. Enfin. Il est prêt à affronter le monde, celui qu’il s’est choisi. Alors ce pas, il le fait.

 

        Et durant sa chute, il se demande ce que vont bien penser les gens qui, un jour, découvriront la bibliothèque, fermée de l’intérieur, le sol et les étagères jonchés de livres de géographie ouverts, et sans aucune trace de présence humaine…

 

 

Piste d'écriture: un article, titré "Une bibliothèque vieille de 200 ans découverte à Bouillon, en Belgique".

 

 

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