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3 novembre 2017

L'emporte, par Carole Menahem-Lilin

Piste: le seuil, et une photo de Ralph Gibson

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Il y eut un avant. Il y aura un après.

Mais, maintenant ?

Au fond du corridor, il y avait une porte. Cet été-là, je passai chaque jour de longues minutes à en guetter l’ouverture. Je savais que l’appartement qu’elle desservait était habité, car depuis l’étage du dessous, j’entendais des pas en parcourir le plancher. Ils étaient tantôt rapides et secs, tantôt lents et doux. Légers, toujours.

Et puis, vers vingt-deux heures, toujours dans le même angle, se répétaient des bruits de chute menus et saccadés, tels des billes inlassablement jetées et reprises. Au début, j’ai cru qu’il y avait là-haut un jeune enfant. Et puis non, jamais un pleur, un cri ou un rire, ou de ces culbutes et frottements que font les très petits. Un plus grand, alors, mais muet ? Ou un presque adolescent, comme moi ? Aucun indice clair. Seulement ces billes, jetées, reprises, toujours au même endroit, toujours à la même heure, durant quinze, vingt minutes. Puis, cela s’arrêtait, et je m’endormais.

Je fis beaucoup de rêves étranges durant ce premier été.

L’hôtel-pension que mes parents avaient repris occupait deux des étages et le rez-de-chaussée. Nous nous étions installés au troisième ; le quatrième, découvrais-je, formait comme une coursive, autour de l’escalier qui, curieusement, allait s’évasant vers le haut. De cet espace pallier, très éclairé par le toit dallé de verre, partaient des corridors labyrinthiques.

Comme ma chambre, l’appartement zéro donne sur le nez de l’immeuble, qui est en angle sur deux rues. C’est une disposition bizarre, que j’adorai tout de suite. Enfin il m’était donné quelque chose d’un peu particulier dans ma vie, jusque là entièrement dédiée au collectif. Lorsque vous vivez dans le lieu même où travaillent vos parents, vous apprenez vite que l’intimité est une notion seconde. Elle doit être oubliée, ou bien attrapée au vol, voire volée. Kidnappée. Mon intimité était une enfant kidnappée, que j’enfermais dans un placard. Un placard d’angle. Là où, justement, résonnaient les fameux sauts de billes. J’aimais m’y recroqueviller, et attendre qu’on m’y oublie, pour échapper à l’une des incessantes corvées.

Oh, c’est beaucoup moins fastidieux qu’il y parait, surtout demandé avec brio. Faire plaisir à des gens aimables, contents de vous voir chaque jour, ou s’ils ont dû partir, heureux de revenir, est en soi un plaisir. Jusqu’à mes douze, treize ans, j’ai adoré. J’étais quelqu’un. J’avais, sinon un nom, au moins un prénom. J’étais Domi, de la famille Résol, qui tenaient un lieu charmant, chaleureux… Faire de petites courses, de gentils calculs ; monter un plateau de thé chaud, essayer de dépanner untel qui ne s’en sortait pas avec l’un de ces nouveaux appareils, alors que les jeunes, eux, on dirait qu’ils ont la science infuse… n’est-ce pas Domi ? oui monsieur Tau. J’étais d’accord, toujours d’accord. Aller balader le chien de Mme Marconi ? Courir jusqu’à la poste ou la librairie/tabac/marchand de journaux/papeterie pour les Jarek, Andrew ou Farfadet ? Encore mieux. Dénicher la fila ou l’after shave indispensable ? la paire de lunettes de lecture ou le câble urgents ? pas de mission impossible pour moi. Dans une boite casée au fond de l’angle du placard d’angle, je rangeais mes pièces et menus trésors, cartes postales envoyées du bout du monde, bonbons et tout ce qu’on peut offrir à un enfant obligeant. Objets touristiques. Livres lus et relus, parfois trouvés dans les logements après le départ.

Tout de même, j’aurais eu envie d’avoir quelques heures à moi. Un placard de temps, dont j’aurais pu disposer à ma guise. Avec notre déménagement dans cet immeuble, à trois rues de notre ancienne pension, j’eus ma chambre. C’était un progrès. Je n’osais pas encore en verrouiller la porte. Je me verrouillais moi-même dans le placard, c’était une demi-mesure.

Je suppose que je commençai à monter au quatrième parce que j’avais du mal à dormir. Les légers cognements et roulements que j’avais trouvés rassurants au départ, à présent m’agaçaient, me frustraient. C’était comme une histoire qu’on aurait commencé à mon intention chaque soir, avant d’en refermer brusquement le livre. Je voulais la suite. Je voulais savoir. Je ne voyais pas ce qui pouvait m’en empêcher.

Mais la vie ne se feuillette pas comme un roman. On ne peut pas sauter des pages, passer à volonté au chapitre suivant. On ne peut pas tricher avec son déroulement.

Et puis, je suppose que je n’en avais pas vraiment envie. Je n’étais pas mûr pour ce mystère-là.

Aussi je me contentais de guetter, me rapprochant lentement du corridor, puis de la porte. Certaines nuits, de la lumière passait en rai blanchâtre sous le battant. Mais ce pouvait être la lune, ou un lampadaire. Aucune télévision ne jouait derrière ce vantail, et je n’entendais jamais de sonnerie de téléphone. Aucun risque pour qu’on m’appelle pour dépanner un ordinateur, ici – y en avait-il seulement un, et savait-on seulement qui j’étais ?

Je suis Domi, de la famille Résol, avais-je envie de crier. Mais cette porte, immuablement fermée, m’ignorait. Du moins ignorait-elle cette identité-là.

 

…Parfois pourtant j’entends des voix. Elles chuchotent en plusieurs langues. Je crois y reconnaitre certains des mots lus sur les cartes que les pensionnaires m’envoient. J’ai toujours aimé les mots étrangers, je les aime prononcés et écrits, pour leur sonorité et leur douceur, pour leur colère parfois. Je les ai longtemps aimés sans les comprendre. Depuis mon entrée au lycée, je me suis mis à acheter des dictionnaires, en italien, en roumain, espagnol, portugais, en polonais même. En arabe, en turc, en russe, en grec, j’aurais bien aimé. En japonais. Comme je ne peux tous me les offrir, même d’occas’, et que c’est plus pratique pour les alphabets différents, j’utilise aussi les lexicos et autres reverso sur l’ordinateur de la réception. Je souris aux voyageurs qui descendent des cars et me demandent s’il nous reste une chambre, en franglais, sino-américain, spani-mexicain. J’ai insisté pour que mes parents proposent différents journaux étrangers (nous usons d’abonnements à l’essai, 2 mois de ce titre, 3 semaines de cet autre). Ils me disent que la plupart du temps, cela ne sert à personne. Je leur réponds que grâce à eux, j’entends pulser le temps du monde. Ils haussent les épaules, sourient, me passent ce caprice – jusqu’à la fin de l’offre spéciale. J’écoute des chansons de partout dans mon placard, écouteurs plaqués sur les oreilles, et je suppose qu’il m’est arrivé de rêver en hébreu ou en arménien.

Pourtant ce soir, devant la porte de l’appartement zéro, c’est bêtement en français que j’ai écrit mon histoire. Enfin cette histoire, de moi, d’elle et de ce qu’elle dissimule : avec sa figure de porte ; son battant impeccablement coquille d’œuf ; ses gonds et sa serrure qui n’ont jamais grincé, parce qu’ils sont exactement graissés, ou bien parce qu’on ne les ouvre jamais. Evidemment, je ne peux passer ma vie dans ce corridor, et les habitants du 4e ont leur propre ascenseur. Si j’ignore encore qui se tient derrière le chambranle, c’est peut-être que nous ne nous croisons pas.

Ou qu’il n’y a personne. Une vie rêvée, une intimité kidnappée.

Tout de même. Depuis trois soirs, les billes ont cessé de rouler, de couler, et je suis inquiet. Il est vrai que j’ai un peu passé l’âge des billes.

Tout de même. Depuis cinq soirs, les pas ont cessé de glisser, valseurs, farceurs, au-dessus de mon oreiller.

« Ouvre-toi », dis-je à la porte. Je suis en âge de savoir, maintenant. En âge d’affronter.

(Affronter quoi ? La peur ? Le choix ? La déception ? La ressemblance ?)

J’écris encore cette phrase, sans ses parenthèses, d’un stylo tremblant. « Je suis prêt ».

Comme rien ne répond pas à ma supplique, je glisse ces feuillets sous la rainure. C’est comme ça, les timides : incapables de frapper, de sonner ou de simplement gratter. Mais cap’ de lâcher leur vie dans le délicieux abime d’une rayure de lune.

« Ouvre-toi », dis-je encore, très bas. Avant de reculer, de disparaitre dans l’envasement de l’escalier.

Mais je sais. Je sais que demain soir, lorsque je me tiendrai debout ici à nouveau, dans l’angle face à l’embrasure, je verrai le battant s’entrouvrir, et une main étroite, aux doigts fuselés, s’aventurer. Se refléter en face, sur le mur illuminé de lune. Et flotter au-dessus du bouton de la poignée. Derrière la main il y aura, inévitablement, un visage. Je ne sais dans quelle langue parlera son silence. Mais on se comprendra, ce visage et moi.

Si cela ne suffit pas, j’aurai dans ma poche tout un sac de larmes – je veux dire de billes. Et derrière moi, un escalier de dictionnaires.

 

 

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