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9 novembre 2017

Au-delà du seuil, par Jean-Claude Boyrie

FRANCÈSE  0

 Au-delà du seuil.

 

0c Passage

Comme eût dit le regretté Monsieur de La Palisse, un quart d'heure après mon trépas, je n'étais plus en vie. Et pourtant, la vie, oui… je l'ai trop aimée, avant de rejoindre le séjour des ombres, pour ne pas redouter l'instant de la quitter. Bien à tort, d'ailleurs : franchir le seuil n'est point si malaisé.

La mort… la représentation qu'on s'en fait est trompeuse. Elle n'épouvante que ceux qui s'en approchent. Il faut être passé de l'autre côté pour comprendre que ce n'est qu'un passage anodin, conforme aux lois de la Nature, et qu'en somme la mort fait partie de la vie.

Au moment suprême, il m'a suffi de fermer les yeux. J'ai revécu dans un vertigineux raccourci chaque instant, chaque bribe de mon existence, y compris les plus misérables.

Et voilà que tout était dit. Je ne sentais plus rien, ma douleur s'était par miracle évanouie, alors que ma conscience était déjà dans l'au-delà.

C'était pourtant chose bien étrange, que de me retrouver, gisant sur ce grabat, les mains jointes en position d'orante. Vivante, on m'avait accoutumée à dormir assise, au motif que les morts seuls reposent allongés. Mon époux, quand on a retrouvé son corps inanimé, avait les yeux grand ouverts, son regard tourné vers le vide. Ces yeux pourtant, c'est moi qui sans effroi les lui ai clos.

Maintenant que mon tour est venu - cela devait bien arriver - je ne me sens plus aucune attache matérielle avec le monde d'en-bas. Je ne me reconnais pas dans le pitoyable et froid mannequin de cire qui gît devant moi. De l'éther où je flotte à présent, il m'apparaît comme un bagage encombrant. Est-il appelé à renaître un jour ? Une fois décomposé, réduit en poussière, peut-il devenir ce corps spirituel que décrit l'apôtre Paul ? Ce n'est pas la chose à quoi j'aspire, et moi qui vécus dans la piété, je me prends à douter à présent.

Sentant venir l'heure du trépas, je n'ai voulu près de moi ni médecin, ni confesseur. De l'un comme de l'autre, autant s'épargner les offices. Il est un stade de la maladie au delà duquel il ne sert à rien de prendre médecine. À même enseigne, on peut toujours – cela ne mange pas de pain - recommander son âme à Dieu. Mais comment croire qu'il existe un dieu juste et bon, quand on a vu tant de gens s'entr'égorger en son nom ? Pourquoi tant de sang innocent versé en vain ? À quoi bon tant de patenôtres, pour moi qui ne fis, en bien comme en mal, qu'agir selon ma conscience  ?

Pour ma part, je me refuse à la contrition.

C'est le propre des ombres que de pouvoir aller partout sans que nul ne les remarque. Alors, tout doucement, j'entreprends ma lente évasion. J'erre dans la pièce obscure en catimini. Seule paraît fugitivement sur le mur d'à-côté l'ombre portée de ma main. Je manoeuvre le bouton de la porte. Une lueur fantomatique se faufile par l'huis entrebâillé. Un léger grincement de gonds, puis plus rien. Dans l'embrasure, l'image de mes doigts écartés persiste un instant encore, avant de s'évanouir. Je viens de jeter quelque chose part terre, et ce quelque chose est tout bonne ment mon passé.

Furtivement, je m'en suis allée. Au vrai, ce qui se passe dans la chambre mortuaire a cessé de me concerner. Mes suivantes ont fait avec soin la toilette du cadavre et l'ont revêtu de ses plus beaux atours. Grand bien leur fasse. Auprès du simulacre de ce que je fus - et ne suis plus - défilent en silence mes enfants, mes proches, des amis les plus fidèles aux simples relations. Il se trouve aussi des gens indifférents, qui sont là parce qu'ils s'y croient tenus, ou qui veulent avoir été vus.

De toutes parts, on chuchote, on s'embrasse, on se serre la main. Les doigts de la religieuse en cornette qui me veille égrènent son chapelet, tandis qu'elle récite sans fin des «Ave Maria ».

Demain se dérouleront mes obsèques solennelles, tous les notables de la ville défileront cérémonieusement derrière mon cercueil.

Dieu ! Que de vains apprêts et quelle facétie ! Je ne sais trop s'il faut en rire ou en pleurer.

Il paraît que Monseigneur le Duc en personne prononcera l'allocution funèbre. C'est bien d'honneur pour moi, qui n'ai fait que mon devoir d'épouse et de mère et voulu conserver l'honneur dans l'exercice de ma charge.

Mon seul mérite est d'avoir vécu constamment dans l'action. C'est ce qui m'a permis dans les pires circonstances de ne point céder au désespoir.

Mes pensées s'en vont vers ceux que j'aime et ceux qui m'ont aimée. Aussi bien, je n'éprouve aucun ressentiment vis-à-vis de ceux qui m'ont trahie.

Il y eut un avant. Il y aura un après. Mais maintenant ?

Mes chers enfants, ne vous affligez pas. Tel sera mon dernier message : apprenez que vivre au présent est la seule voie possible du bonheur. Le bon Horace a écrit « Carpe diem » : sachez « cueillir le jour ». Avant qu'il soit trop tard, mordez en ce fruit à pleines dents.

Je reste auprès de vous. Je suis en vous. Je revis dans les lieux que j'aimais,

ce fort de Leucate invaincu qui fit ma gloire et mon malheur.

Je suis la mer, je suis l'étang, je suis cet âpre rivage torturé par le vent,

le souffle violent du cers et la brise marine,

la sente rocailleuse au bord de la falaise.

Je suis le pierrier, la capitelle, la draille

Je suis le pré salé, la sansouire et la roselière.

Je suis l'aube phosphorescente et le soleil brûlant de midi,

son dernier rayon, le soir, sur la Corbière.

Je suis le kermès et l'alzine,

je suis le chèvrefeuille à douce odeur

Je suis l'immortelle, et le chardon bleu des sables,

Je suis la mûre douce au roncier, l'amande amère

la chicorée sauvage.

Je suis l'appel effarouché du sterne

et le rire insensé du goéland.

Je suis l'alouette et l'écureuil furtif,

le conil au derrière blanc, qui s'enfuit.

L'escargot jaune à la coquille translucide,

qui s'accroche par grappes aux brindilles,

je suis la cranquette molle en attente de mue.

Je suis tout, et ne suis rien, je suis nulle part et partout.

 

Illustration : Ralph Gibson, « The somnambuls », 1970.

Piste d'écriture : la porte et le passage, ombre et lumière, effet de seuil , mots associés.

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