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7 mars 2018

L'enfant qui ne voulait pas s'endormir, par Jean-Claude Boyrie

L'enfant qui ne voulait pas s'endormir

 Le somnambule

 Lorsqu’il était tout petit, Erwan ne parvenait pas à s’endormir sans la présence rassurante d’une veilleuse auprès de lui. Cette lampe allumée lui tenait lieu d’ange gardien.

Une fois assoupi, durant la phase du sommeil qu’on dit « paradoxal », il faisait des rêves bizarres. Ses parents le voyaient s’agiter dans son lit, faire des soubresauts, pousser des cris inarticulés. Quand on l’interrogeait au réveil sur ce qui s’était passé durant la nuit, le petit n’avait rien à dire ou faisait une réponse évasive. Il semblait avoir oublié son rêve, ou du moins n’en gardait aucun souvenir cohérent. Mais les rêves le sont-ils ?

Intrigués par l’étrange comportement d’Erwan, ses parents décidèrent de pousser plus loin leurs investigations. Ils l’amenèrent à la consultation d’un psy, spécialisé tout à la fois dans les troubles du sommeil et l’interprétation des songes.

Cet éminent praticien commença d’infliger à son jeune patient une thérapie dispendieuse autant qu’inutile, sous forme de séances répétitives. Le sujet, allongé sur un divan, devait reconstituer ses souvenirs par bribes, ou tenter de le faire, ainsi qu’on assemble les pièces d’un puzzle. Il résulta de cet exercice un enchaînement de scènes incroyables, impossibles à rapporter, à se demander comment de tels fantasmes avaient pu germer dans le cerveau d’un enfant aussi jeune.

Dans un épisode, il se voyait assis dans un salon de coiffure… Jusque là, rien que de très banal, mais, tenez-vous bien, sa chevelure ébouriffée sur son crâne virait subitement au vert fluorescent !

Ce n’est rien de le dire… imaginez l’effet que peut produire en classe, à l’orée des années cinquante (où la gamme des teintures n’était pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui) une couleur de cheveux vert fluo ! La honte, pour ce pauvre Erwan, qui ne savait plus où se fourrer ! Tous ses petits camarades d’école se gaussaient de lui, puis finirent par le rejeter carrément, comme un paria, redoutant qu’il eût on ne sait quelle maladie contagieuse.

On se demandait comment son martyre allait finir, quand le cauchemar s’interrompit. Un autre lui succéda. Ce fut l’épisode de Kes, le faucon.

Apparemment, ce nouveau rêve d’Erwan était plus calme, mieux structuré : cet oiseau qu’on dit « de proie » était devenu son ami. Erwan lui parlait dans la langue des hommes, et Kes lui répondait en langage faucon. La nuit passée, imaginez qu’il s’était mis en chasse, et avait débusqué une souris… Pas la gentille petite souris qui vous apporte des cadeaux quand vous perdez vos dents de lait, non, le parasite redouté des ménagères, qui trottine sur le plancher, hante les garde-manger et fait des trous dans le fromage de Gruyère. On ne pouvait reprocher à Kes de tuer les petites souris pour les manger et nourrir sa famille ! Il n’empêche… Dans le rêve suivant, ce rongeur miraculeusement ressuscité, se retrouvait juché sur le crâne d’Alice, la petite sœur d’Erwan. Lui décrivait la petite bête, vêtue d’un costume marin, immergée dans un océan de cheveux blonds (pas vert fluo, ceux-là, c’était dans le rêve d’avant, le précédent). Et que faisait-elle là, la souris ? Elle était en train de mitonner son repas du soir, dans un faitout à sa dimension. L’histoire ne dit pas comment Alice appréciait la situation. Le conteur lui-même n’en savait rien, d’ailleurs.

Au terme d’un bonne dizaine de séances, le psy déclara forfait. Impossible de se retrouver dans cette succession de cauchemars sans queue ni tête. Il y perdait son latin et jeta l’éponge, estimant qu’Erwan s’en tirerait très bien tout seul et que la situation s’arrangerait d’elle-même.

Ce fut exactement le contraire qui se produisit. Quand l’enfant atteignit l’âge de dix ans, la situation s’aggrava. Erwan fut pris de crises de somnambulisme. Ses parents, atterrés, le surprirent, errant, en chemise de nuit, dans un parc en friche. Ses yeux révulsés semblaient fixer les statues peuplant ce parc : Cérès, Pomone, Vénus, nymphes dénudées, faunes dansant, et autres allégories

Ils récupérèrent le garçonnet grelottant de froid, le ramenèrent à la maisondans son lit, le bordant soigneusement pour éviter toute nouvelle escapade.

Au petit matin, Erwan ne se souvenait plus de rien.

Dix ans à nouveau passèrent. L’enfant ne voulait toujours pas s’endormir, mais il n’oublia pas pour autant de grandir. Il devint un adolescent, puis un jeune adulte. Il passa son bac littéraire, avec mention, s’il vous plaît, puis fut admis à la très prestigieuse Fémis, ex Institut des Hautes étude cinématographiques. Fondu de la pelloche, Erwan avait l’ambition de faire carrière dans le domaine du cinéma. Serait-il réalisateur, scénariste ou script ? Trop tôt pour le dire ! Il n’en savait rien, sinon qu’il venait d’entreprendre un long cursus qui le mènerait plus tard à la réussite.

« Le garçon aux cheveux verts » fut le thème de son premier film (1). Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. Par la suite, il créa le personnage de Billy, ce petit garçon, le décrivit comme souffre-douleur de ses proches. L’univers de Billy ne correspondait plus à son attente. Il réussit à dénicher un faucon, qu’il baptisa « Kes » et qui devint son ami, puis il entreprit de dresser l’oiseau, partit à la chasse avec lui (2). Sa sœur Alice se trouva miraculeusement transportée au Pays des Merveilles (ou de l’autre côté du miroir ?) par la magie d’un scénario glauque et surréaliste, inspiré de Lewis Carroll (3). Enfin, l’enfant noctambule fut au coeur de son grand œuvre « Les Innocents » (4). C’était l’histoire d’un jeune orphelin, Miles, qui vit seul avec sa nourrice dans un manoir anglais du siècle dernier, forcément hanté, et voit apparaître des fantômes dans le parc. Ce film fantastique fut salué par la critique et connut un grand succès. Il annonçait pour le réalisateur une brillante carrière cinématographique à venir, qui le mènerait jusqu’aux marches du Festival de Cannes. Comment ce miracle s’était-il produit ? La recette en était simple : ses fantasmes nocturnes, anciens, passés et à venir, il les transcrivait au réveil sur la pellicule. À chaque nouveau film, Erwan se retrouvait donc à la fois le sujet et l’objet d’un rêve revenu réalité. Du grand art !

 

Piste d’écriture : « En situation ». Sur images, à partir du livre « Enfance et cinéma », La Médiathèque française, mars 2017.

 

Notes :

(1) « Le garçon aux cheveux verts » : film américain de Joseph Losey, sorti en 1947.

(2) « Kes », film britannique réalisé par Ken Loach, sorti en 1969.

(3) « Alice », film tchécoslovaque de Jan Svankmayer (1988).

(4) « Les Innnocents », film britannique réalisé en 1961 par Jack Clayton.

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