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21 mars 2018

Comment j'ai pris à partie le Président des Étas-Unis, par Jean-Claude Boyrie

3 bilboards


  Ce 14 février, voilà une date que je ne l’oublierai jamais. En France, où j’ai vécu quelque temps, les amoureux fêtent la Saint-Valentin. Ce jour-là, pour moi, tout a basculé. Rien n’indiquait pourtant, quand le réveil a sonné, qu’un malheur se préparait (1). Lorsque je me suis levée, il faisait un temps gris : ni beau, ni mauvais, ni chaud, ni froid. Ouvrant mes volets, j’eus sous les yeux le paysage habituel, plutôt morne, du campus : pelouses tondues ras séparant des bâtiments sans relief. Je consultai mon agenda du jour : il était plein comme un œuf. Je calculai que j’avais peu de temps pour réviser mes partiels entre deux cours et qu’à moins d’y mettre la gomme, je risquais grave d’être collée au prochain exam.
  Ce jour pourtant, qui ressemblait à tant d’autres, des faits horribles se sont produits. Les mots me manquent pour dire ce qui s’est passé. En moins d’une heure de temps, j’ai perdu Steve, mon boy-friend, et dix sept de mes camarades, garçons et filles, ont été tués sous mes yeux. Le massacre n’a duré qu’une dizaine de minutes, qui m’ont paru une éternité. C’est quand les tireurs d’élite du F.B.I. sont intervenus, qu’ils ont mis fin à cette boucherie, qu’on a mesuré l’ampleur du massacre. Ensuite est venu le temps des interrogations, de la colère et celui du deuil. Depuis ces évènements, on dirait qu’une chape de plomb s’est abattue sur l’Université.
  Du coup, je ne me suis pas présentée. Moi, c’est Harriett, étudiante de troisième année en Philosophie. On ne me dit pas spécialement brillante. Il est vrai que je ne suis pas ce qu’on nomme une surdouée et qu’il me faut compenser cela par le travail. J’envisage de faire ma thèse sur le « De ira » de Sénèque, avec pour seule ambition, une fois obtenu mon doctorat, d’enseigner aux autres ce que j’ai moi-même appris. Sur le plan perso, j’ai, plutôt j’avais, le ticket pour Steve. On se serait mariés tous les deux. J’imaginais une vie de couple sans histoire. On aurait eu nos enfants ensemble et pris le temps de nous occuper d’eux. Là, c’est foutu, mon beau rêve s’est écroulé. Ce qui vient de se passer me hante. On me dit que la vie commence à vingt ans. J’ai l’impression  que la mienne a déjà pris fin. Depuis le 14 février, le terme « avenir » n’a plus vraiment de sens pour moi. Malgré ce qu’on a pu dire ou faire pour me réconforter, je n’arrive pas à me reconstruire.
   Sur le coup, je n’ai pas pris la mesure de l’évènement. Retour sur image : les étudiants étaient rassemblés dans l’amphi, le cours allait commencer, quand le tireur est entré. Je ne l’ai pas vu venir, ni rien remarqué de spécial, ayant les yeux rivés sur l’écran de mon smartphone, un écouteur dans chaque oreille. Là-dessus, les premiers coups de feu ont crépité, puis le tir s’est poursuivi sans discontinuer. J’ai su plus tard qu’il s’agissait d’une arme automatique, un fusil d’assaut. Les rafales se mêlaient aux cris des victimes cela donnait un vacarme effrayant. Tout le monde a été pris de panique, un mouvement désordonné s’est fait vers la sortie.
  Bêtement, je me suis aplatie sous une table, le visage entre les mains, le nez contre le sol, croyant pouvoir ainsi échapper au sniper. C’est juste un miracle qu’il ne m’ait pas remarquée et prise pour cible, sans quoi je ne serais plus là pour en parler. J’ai capté plus tard que j’étais à sa merci, qu’il aurait suffi d’une balle perdue pour que j’y passe comme les autres.
 Juste après l’évènement, des journalistes ont mené l’enquête auprès des survivants. ils m’ont demandé comment j’avais vécu ce drame. Absurdement, leur ai-je répondu. J’avais l’impression d’être au milieu du tournage d’un film de guerre ou d’un thriller, quelque chose comme le braquage d’une banque. Sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agissait pas d’un simulacre de tuerie agrémenté de bruitages en tous genres et d’effets spéciaux, mais bel et bien d’un tir à balles réelles. Je me trouvais sur la scène en tant que cible, otage, ou tout ce qu’on veut, victime potentielle et non simple figurante.
  Bon, je vous la fais brève. Le sang dégoulinait de partout, j’étais noyée dans ce flot poisseux. Ça et là trainaient des lambeaux de chair, des membres arrachés. J’avais envie de gerber. Puis, ç’a été l’irruption des tireurs d’élite. Ils n’ont pas mis longtemps à maîtriser le cinglé. Malheureusement, le mal était déjà fait. Dans l’amphi, vidé de ses occupants, le bruit de fusillade a cessé, faisant place aux sirènes des pompiers. Alors a commencé l’infernal ballet des ambulances, se relayant pour évacuer les morts et les blessés.
  Pour ce qui me concerne, on a prétendu que je m’en étais bien tirée. Je n’étais pas touchée, juste commotionnée. On m’a placée d’office en cellule psychologique et de soutien émotionnel, un concept à la mode et qui en jette. Inutile de vous faire un dessin, la thérapie de groupe n’apporte de bienfaits qu’à ceux qui l’animent. Je devais, me conseillait-on, extérioriser mes émotions, pour éviter de garder ma colère rentrée. Et pourtant….
  C’est le soir, à la télé, que j’ai découvert le visage de l’assassin, un mec de mon âge, que j’aurais pu côtoyer sur un banc de l’amphi, croiser sur le campus. En fait, ce guy s’était fait virer de l’Université pour cause d’indiscipline et d’instabilité chronique. Sans doute aussi parce qu’il n’avait pas le niveau pour faire des études supérieures, ni l’envie de bosser pour s’en sortir. De toute évidence, il s’agit d’un loser. Ses premières déclarations sont proprement stupéfiantes. Il dénonce ce qu’il appelle « le système », et dit vouloir se venger de ses mécomptes sur d’autres, qui ont mieux réussi que lui. Non, mais c’est quoi, ce délire ? Vu les signes qu’il manifeste de désordre mental, ce taré sera sans doute classé par les experts psychiatres comme « non responsable de ses actes », puis soigné pour troubles comportementaux dans un asile d’aliénés. Je présume qu’il n’y restera que quelques mois. Sera-t-il un jour jugé ? Le problème est qu’on ne sait plus quoi faire ensuite de ce genre d’individus, dangereux pour la société.
  Je sais que là, j’ouvre un autre débat, qu’en attendant, le tueur a fait des victimes innocentes. Je ne parle pas seulement de celles et ceux qui se sont retrouvés entre quatre planches. Pour eux, plus rien à faire, il est trop tard. Mais il y a aussi les estropiés, ceux traumatisés à vie, et qui ne s’en remettront jamais,  ceux qui passeront le restant de leurs jours sur un fauteuil roulant.
   Et Steve, dans tout ça ? Je ne verrai jamais plus la couleur de ses yeux, son sourire, je n’entendrai plus le son de sa voix. Je ne sentirai plus ses mains se glisser dans mon chemisier ou sous ma jupe.
« Nevermore ! » est le cri proféré par le corbeau d’Edgar Poe. Ce « Jamais plus ! » est pour moi l’expression du fond de l’abîme, du désespoir irrémédiable. « Voilà ce que voulait me faire entendre en croassant ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours (2) » .
…………………………………………………………………………………………………………
   Le récit du drame a fait le tour du monde. Immédiatement, les médias, les réseaux sociaux s’en sont emparés et, juste après, la polémique sur les ventes d’armes, qui n’est pas nouvelle, a recommencé. Cette fusillade n’est jamais que la deux cents trente neuvième du genre depuis 2012, un évènement de ce genre peut se produire à tout moment, sans crier gare. On n’a pu dans le cas d’espèce incriminer la direction de l’Université, le staff ayant donné l’alerte aussitôt. Comme il fallait un bouc-émissaire, on a fait peser la responsabilité du massacre sur le shérif du coin, au motif qu’il serait intervenu trop tard, et n’aurait pas été à la hauteur de la situation. Dans sa conférence de presse, le Président a même dit « qu’il avait agi d’une manière franchement dégoûtante ». Immédiatement après, le coupable a démissionné de ses fonctions, ne prétendant à aucune  indemnité. Sans doute avait-il mérité la sanction qui l’a frappé.
  Mais les vrais responsables, c’est qui ?
  Le 21 février, une semaine donc après la tuerie qui a coûté la vie à mon chéri, le recteur nous a fait savoir que le Président des États-Unis allait se rendre en personne à l’Université pour rencontrer les rescapés. C’était trop d’honneur pour nous que cette visite éclair, à laquelle personne ne s’attendait.    
  Là, j’ai laissé mon indignation, puis ma colère, exploser. Nous allions le recevoir comme il le méritait, ce pitre lamentable ! Après le massacre, Donald allait proférer ses coin-coins. À la détresse générale, il entendait répondre par un numéro de com’. Personne ici bien sûr ne serait dupe. On ne le sait que trop, c’est un mal répandu parmi nos dirigeants, que de vouloir regagner en spectacle ce qu’on perd en efficacité.
   Avec quelques-uns de mes potes, nous nous sommes réunis en douce, et nous avons décidé de nous porter volontaires pour faire partie du Comité d’accueil. Tout de suite on nous a dit : O.K., personne n’y voyait malice. Avant l’arrivée du cortège officiel, nous disposions d’environ deux heures. Cela ne nous laissait guère de temps pour agir. Et voici ce que nous avons fait :
  Sur le trajet que devait nécessairement emprunter le président pour se rendre au campus, nous avons en hâte barbouillé « three billboards », trois panneaux publicitaires en bordure de chaussée. En rouge vif, couleur du sang. Sur le premier, nous avons écrit en lettre capitales : « Marchands d’armes assassins ! ». Sur le panneau suivant « Donald, T leur complice ! ». Et sur le troisième (là, c’était carrément vachard) : « Combien t’as touché d’eux pour te faire élire ? »
 Sur ce, le cortège de limousines noires blindée a déboulé, escortées par les voitures de police et un essaim de motards. Suivait la caravane de C.N.N., munie de tout l’attirail pour couvrir en direct la visite du Président. Cette fois, je vous jure, les téléspectateurs en auraient pour leur argent.
  À la vitesse où ils roulaient, je ne suis pas sûre que les officiels ont eu le temps de lire nos graffiti, mais nous allions leur mettre les points sur les i.
  Dans un premier temps, le palmipède a pris un ton lénifiant, paternaliste, énonçant des lieux-communs que nous avons fait semblant d’écouter bouche bée. Il a dû nous croire demeurés parce que nous l’avons laissé cancaner, sa mèche blonde postiche se dressant sur son front comme un bec de canard. Puis nous sommes passés à l’offensive. De mon propre chef, je me suis levée, et moi, petite étudiante, j’ai pris à partie le Président des États-Unis sur ses relations avec les lobbies de l’armement. Par exemple, je lui ai demandé pourquoi, dans ce pays de merde, armes et munitions sont en vente libre, à la portée du premier cinglé venu. Comment il se fait qu’un gamin de douze ans puisse s’en procurer sans contrôle, ni même qu’on lui pose la moindre question. Et comment avec une arme automatique achetée on ne peut plus légalement, un psychopathe a pu, dix longues minutes, mitrailler des étudiants sans défense.
  Lorsque j’en suis venue à la question des subsides qu’il a reçus des marchands d’armes à titre de fonds électoraux, le Président a carrément blêmi, mais ne s’est pas pour autant démonté. Sur ce « dossier sensible », il allait, soi-disant, « préciser prochainement ses intentions et formuler des propositions concrètes en liaison avec les responsables professionnels concernés ». Comme langue de bois, on ne fait pas mieux. Je lui ai demandé de préciser son propos. « Eh bien, m’a-t-il répondu, nous ferons en sorte qu’à l’avenir les professeurs et le personnel de service soient autorisés à porter une arme dans l’enceinte de leur établissement. De cette manière, ils seront à même de répondre à toute menace et de faire feu sur un éventuel agresseur».
En clair, si l’évènement du 14 février se renouvelle, au lieu d’être un massacre unilatéral, cela pourra tourner à la bataille rangée. Du grand spectacle ! Le commerce des armes ne s’en portera que mieux, le taux de chômage, qui, dans ce pays, n’a pourtant rien d’alarmant, continuera de baisser. Dans trois ans, les lobbies de l’armement financeront sa prochaine campagne électorale et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.
   Depuis ce jour mémorable entre tous, je me suis fait virer de l’Université pour mon esclandre face au Président des U.S.A. Du moins aurai-je pu méditer à loisir sur cette phrase de Sénèque : « La colère est comme une avalanche qui se brise sur ce quelle brise ».

Piste d’écriture : la colère.
Titre et illustration empruntés au film : « Three bilboards, les panneaux de la colère », U.S.A., Martin Mc Donagh, 2O17.
Notes :
(1) Ce texte est librement inspiré de la fusillade intervenue au lycée de Parkland, en Floride le 14 février 2018.
(2) « Le Corbeau », in « Histoires grotesques et sérieuses » d’Edgar Poe, traduction Charles Baudelaire.

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