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14 décembre 2018

C'est arrivé aujourd'hui, par Sylvie Albert

 

mots croisés

Piste d’écriture : narration d’une rencontre, avec un lieu, un être, un milieu… quelque chose d’inattendu, de loufoque, mais qui, peut-être étrangement, va constituer une chance.

C’est arrivé aujourd’hui

Tous les matins, elle suit le même rituel : réveil à 9 heures, prélassement au chaud entre les draps pendant une bonne demi-heure, puis toilette de chat. Une fois ses lunettes posées sur son nez, la journée peut commencer : tout prend alors un contour net, faisant reculer ses propres zones d’ombre. Un pantalon, un pull, assortis ou non, des chaussettes épaisses, des boucles d’oreille, toujours les mêmes, et les doigts dans les cheveux pour tenter de dompter sa crinière courte. Pas de pensées particulières durant ces préparatifs, elle fonctionne en mode automatique. Le chocolat en poudre dans le lait chaud, les tartines, le regard dirigé vers sa grille de mots fléchés, les mouvements de la main et du stylo, puis le mug et la cuillère dans le lave-vaisselle.

Aujourd’hui pas plus qu’un autre jour elle ne s’interroge sur ce qu’elle va faire de sa journée, ni ne la planifie. La grille de ce matin était facile, elle s’en accorde une seconde. Cela va la faire sortir de chez elle sur le coup des 11 heures, ce qui est encore dans le créneau habituel. Une fois le stylo posé, elle se dirige vers l’entrée, prend son blouson préféré, enfile ses chaussures confortables et se risque sur le perron. Zut, il pleut, elle a oublié de regarder le temps qu’il faisait. Elle troque son blouson contre sa grosse veste à capuche, et ressort. Ses pas aujourd’hui la guident vers le nord du quartier. Elle salue le fleuriste, évite quelques enfants en trottinette – tiens, on doit être mercredi –, s’écarte pour laisser passer une vieille dame avec son trolley. Puis elle avance en regardant ses pieds, en prenant pleinement conscience de son pas sur le sol, de sa présence dans cette rue, du volume d’air qu’elle déplace en marchant, de la vie qui est en elle mais qui n’arrive pas à s’exprimer. Les gouttes de plus en plus serrées, de plus en plus fortes, ne la troublent pas. Elle se retrouve bientôt seule sur l’avenue et décide de traverser le square. Également vide. L’humidité finit par traverser sa veste, il vaut mieux rentrer si elle veut rester en pleine forme pour se promener les jours prochains.

Tiens, une nouvelle boulangerie à la sortie du square, elle entre y acheter un pain au chocolat ; c’est le produit à tester pour s’assurer de la valeur du nouvel artisan. Puis elle prend le chemin du retour, aussi lentement que tout à l’heure. Arrivée au bout de sa rue, elle aperçoit une masse rouge au niveau de son perron. Ou plutôt une masse constituée de deux parties, une moyenne et une plus petite. Son pas s’accélère alors légèrement. Les masses sont enveloppées de tissu imperméable, avec capuches, ce sont deux personnes. C’est vrai que son perron est le seul à être abrité, pas étonnant qu’elles y aient trouvé refuge. Elle hésite, change de trottoir, passe une première fois en faisant comme si de rien n’était, puis revient. Elle ne va pas rester dehors à se mouiller parce qu’elle ne veut voir personne, si ? Lorsqu’elle s’approche, deux visages pleins d’espoir se lèvent vers elle. Elle leur adresse rapidement un rictus qui se veut être un sourire, les contourne, et ouvre sa porte. Elle entre, suivie par les deux regards, puis ferme la porte derrière elle. Elle met sa veste à sécher, et ce faisant sent le pain au chocolat dans l’une des poches. Elle retourne vers la porte d’entrée, l’ouvre et demande :

-       Que faites-vous là ?

La plus grande des petites filles, car ce sont en fait des petites filles, lui répond dans une langue inconnue. Elle sent la peur dans l’intonation de la gamine. Elle s’écarte, ouvre la porte en grand et leur fait signe d’entrer. Les petites hésitent, échangent un regard, puis se lèvent en même temps. Elles s’arrêtent dans l’entrée, n’osant aller plus loin, par crainte de mouiller le sol ou par simple timidité. Elle leur fait signe de la suivre, et les amène dans la cuisine, dont le sol en pierre ne craint rien. Elle leur enlève leur imperméable et leur tend le pain au chocolat. En souriant vraiment. Pour la première fois depuis des mois, quelqu’un semble avoir besoin d’elle, du moins dans l’immédiat. Elle va leur cuisiner quelque chose, puis s’occupera de savoir qui elles sont, d’où elles viennent, et pourquoi elle les a trouvées devant chez elle. Est-ce un hasard ?

Une lumière s’est allumée alors qu’elle ne s’y attendait plus. Peut-être va-t-elle trouver une nouvelle raison de se lever le matin…

 

Sylvie Albert, novembre 2018
Piste inspirée d'un extrait de  Les parapluies d’Erik Satie, par Stéphanie KALFON, éd. Joelle Loesfeld/Gallimard 2017

 

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