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3 mai 2020

Trio, épisode 3, par Jean-Marc Occhuizzo

Un butin au grenier.

fléchettes

 

 

Trois ans que Max a quitté le monde, à 93 balais sa carcasse commençait à l’encombrer, de toute façon pour lui et le monde cela ne tournait pas rond depuis un bon moment. Un soir d’automne, il n’a pas réglé le réveil, à quoi bon se dit-il, puis à la lueur du petit matin, il était déjà parti, libre et surtout en paix pour l’éternité. Devenant insupportable et méchant comme la gale, il était temps qu’il dégage la piste, au risque de choquer les âmes sensibles, d’après son unique fille, Vicky, qui a donné à Max, deux petits-enfants, Solène et Xavier.

À Palavas, à la villa Victorina, le confinement se passe pas trop mal sous un soleil allumeur. La crise sanitaire n’épargne personne en ce week-end Pascal, Pâques 2020 est comateux, amer en bouche, du coup tout le monde reste à la piaule, éventre le frigo et gloutonne les séries.

Ce matin à 7h30, Lysabelle, l’épouse de Xavier, a pris son service en réanimation au CHU, protection sanitaire obligatoire presque militaire, prête au combat, elle est d’attaque pour sauver des vies et prendre sur elle toute la misère humaine, conséquence d’un grain de sable sournois qui a enrayé le rotation du monde. 

Xavier s’inquiète pour sa famille, d’une jovialité empruntée il dissimule médiocrement son angoisse à ses proches, pourtant il évite de s’intoxiquer le citron avec les infos en boucle. Le télétravail l’occupe une bonne partie de son temps ; il jongle dans la villa entre son job de commercial en menuiserie alu et leurs trois enfants, dont l’école est à l’arrêt buffet, tout comme l’économie du pays qui tourne au ralenti.

Cette villa occitane, parée d’un blanc chaux et d’un bleu myosotis, est montée de deux étages ; le toit est couvert de tuiles vieillies, délimité par des doubles génoises. À leurs heures perdues, des compagnons maçons du siècle dernier avaient bâti cette simple maison de pêcheur, aujourd’hui rénovée en villa, située près de l’ancien château d’eau de la ville. Elle se tient juste en face de l’Espoir, l’œuvre sculpturale de Nella Buscot.

Max y a passé une partie de sa vie, entre la prison et l’EHPAD. Puis ce fut un saut au crématorium et un dernier plongeon dans l’eau froide de la Méditerranée d’octobre.

 

Mathis 10 ans, Camille 9 ans, Maxence 6 ans, présents ! Ils sont la troisième lignée du vieux Max.

Laissant le jardin derrière eux, criant d’une voix libérée ils rentrent en scène, tout ébouriffés, en courant en file indienne, crottés de chocolat et d’herbe humide sur leur tenue sportwear. Ils foncent dans le salon, puis montent les marches en bois qui craquent par endroit. Prudents quand même, ils tiennent bon la rampe en chahutant de candeur. Ce qu’il y a de plus normal pour des enfants en bonne santé, assignés à résidence, mais pour leur bien-être et celui de tous.

Les trois arrivent un peu essoufflés devant l’entrée du grenier, un palais garni de vie passée, d’histoires anciennes, de secrets muets. La porte n’a pas besoin de clé, puisqu’il n’y a jamais eu de serrure. Parfois Xavier procrastine, d’ailleurs il en est conscient, dit-il à son psy.

Camille rentre la première, confiante, elle a déjà une idée en tête, son frère aîné la suit en la noyant de questions, le cadet compte les points, il observe les deux grands sans broncher, les bras croisés, se ravise et donne son avis. Les deux grands exhalent un « chut ! » capital.

Le parquet râle sous les baskets neufs des enfants. Peu importe, les quarante mètres carrés du grenier encombré sont leur propriété, certes poussiéreux, où les angles des poutres apparentes abritent quelques toiles d’araignée, dans un décor de château fantôme. Ce qui n’est pas fait pour déplaire aux gosses qui connaissent les lieux et ses quelques secrets inventés de toute pièce. Camille dit qu’elle n’a pas tout exploré et veut savoir à tout prix, ce que faisait ce papy Maxou en Afrique avec son bateau en fer.

On est comme chez un brocanteur de quartier, avec une montagne de journaux, pour la plupart régionaux, et des journaux sportifs jaunis et pliés, des fringues rockabilly, des meubles avec une âme en sommeil, des photos d’anciens jeunes, puis tout là-haut, un sac marin…

Interdit de monter sur l’échelle. Le panneau est explicite.

L’échelle droite sert à accéder aux étagères croulantes de cartons et débordantes de bric-à-brac et de bric-à-broc. Mathis escalade la face nord, Maxence en dernier de cordée le talonne à la culotte. En équilibre sur les barreaux charançonnés, Mathis tend le bras, insiste, tenace, écrase les barreaux, il ne lâche rien, visiblement il est en grande difficulté, l’effort lui donne un teint rouge, la sueur lui chauffe les joues.  En déséquilibre il s’étire comme un chat de gouttière, mais la malchance est là, le gagne d’un coup. Le gosse se crashe en bas, lourd tel un sac de billes. Camille et Maxence sont écroulés de rire à n’en plus finir. Heureuse chute pour Mathis, les fesses rebondissent dans un vieux fauteuil en cuir rembourré.

Remis de leur émotion, les gosses tirent par la sangle ce paquetage marin passablement usé par tant de missions et de voyages à travers les océans, puis ils le posent au milieu du grenier sous la lumière du Vélux. Camille défait le mousqueton piqué de rouille, l’enlève des œillets, ouvre le sac en toile rêche, le contenu pue le renfermé. Se pinçant le nez, elle déballe les affaires sur le parquet qui n’a pas vu de cire depuis des années. Mathis se presse de sortir des jumelles de vue trouble, un pistolet d’officier, une boussole perdue, un poignard de l’armée allemande, une collection d’habits des plus farfelus, marinière et breloques, casquette de loup des mers, enfin un bachi de la Marine Nationale, dont le pompon rouge fané avait porté chance à des donzelles pas farouches, lors des escales du vieux Max.

Devant leurs pieds, le trésor des moussaillons s’étale, ils ouvrent des yeux curieux qu’ils en apprennent plus sur sa provenance. En moins de deux, les trois de la marine nagent dans ces fringues de mardi gras, des fringues poussiéreuses bouffées par des mites qui dévorent l’histoire. « Prêt à l’abordage ! » crie Mathis.

Assis en lotus, Maxence harponne du regard une photo de l’ancêtre en uniforme de la marine sur le pont du Richelieu, une photo dentelée que Camille a sortie d’une des vieilles malles de voyage. Les moussaillons regardent les autres photos du vieux Max, un Max aux temps de ses beaux jours, tout coq hardi qu’il eut été, certes pas toujours heureux depuis qu’il avait fui au galop Paname pour rattraper la dernière micheline à la gare de Lyon, direction Toulon et les quartiers de la Marine nationale.

Jetant dans la Seine ses dettes de poker et fuyant des malandrins séditieux floués qui voulaient reprendre leur blé, il avait eu le temps d’embarquer une valise sanglée remplie des souvenirs de Victorine : ses dessins originaux et quelques vieilles croûtes singulières, des portraits peints par des artistes affamés, des lettres délicates et des flacons de parfum, toutes fragrances de sa bien-aimée perdue à jamais. Dans l’espoir de récupérer un jour la valoche, il l’avait laissée à la consigne de la gare à Toulon.

Bien entendu, tout cela, les gosses l’ignorent.

Mathis caresse l’acier froid du pistolet à la crosse en ivoire, sa petite main dorlote le flingue, comme s’il s’agissait un animal de compagnie endormi. 

Camille dit : - Tu crois qu’y a des balles dedans ?

Maxence dit : - N’importe quoi !

Mathis dit : - Hé si, le père à Hugo, y l’est policier, Hugo dit qui y a toujours des balles pour tuer les méchants.

 

D’une boîte à biscuits cabossée, Camille distribue à ses frères les vieilles photos restantes, aussi bien que des cartes pour un poker du Cercle. Ce qu’a constaté Max, sorti illico de sa photo pour discuter avec ses yeux rieurs à sa descendance, à laquelle il jette souvent un œil admiratif depuis ces quartiers perchés dans les cieux, « dans un incommensurable océan de liberté et de sérénité », aime-t-il à dire. Pourquoi faut-il attendre le grand départ pour être dans cet état ? Max se pose encore la question de là-haut.

La photo en noir et blanc a repris des teintes d’été, Max est jovial, solaire, enfantin, la voix claire. Les enfants apprécient, trouvant tout cela normal.

-        Je vais vous raconter une histoire d’aventures, mais une histoire vraie pouvez me croire. Vous voulez les enfants ?

-        Oui ! Va-s’y. s’exclame le trio à l’unisson, chacun reprenant une attitude cérémonieuse, attentive, toujours assis en lotus et en demi-cercle.

-        Bon, alors, il était… Y a fort longtemps de ça, à Paris, un jeune homme pauvre et amoureux d’une fille très belle et riche. Pour lui offrir un trésor, pour faire le beau coq, l’impressionner, la séduire…Il s’est transformé en un autre jeune homme, à tricher, à jouer de l’argent aux cartes. Il se croyait malin ! Pas du tout, mais le Diable lui disait de continuer sur ce chemin et que bientôt il serait aussi riche qu’un roi et qu’il épouserait la fille. Et puis que tous deux seraient heureux ensemble pour toujours.

Vous pensez bien que ça ne s’est pas passé comme ça. Le Diable est menteur et piégeur. Le jeune homme a tout perdu, l’argent, la fille, son honneur. Vite, il a fui, avec son malheur et son baluchon sur le dos. Il a fait le tour du monde sur un grand bateau de guerre. Un bateau en fer…

-        Oh ! s’exclame Maxence. Ça flotte, un bateau en fer ?

-        Evidemment. T’es bête…dit Mathis.

-        T’est vraiment bête, renchérit Camille.

-        Oh, les mioches, vous allez pas vous disputer entre vous, vous aurez toute la vie pour vous disputer avec les autres. A propos de bêtes : le jeune homme est descendu du bateau, il est maintenant en Afrique pour tuer des tigres.

-        Les tigres ? demande Camille, dubitative.

-        Dans mon histoire, oui.

-        C’est comme des gros chats méchants ? ose Maxence, interrogatif.

-        Eh oui ! Mais écoute, son problème c’est encore autre chose. Car une nuit un tigre blanc le blesse au bras.

-        Non !

-        Si. Ce tigre appartenait à un homme puissant comme un roi, qui avait une grande maison avec plein de femmes à ses côtés, qui travaillaient le jour et la nuit pour que la maison du roi soit plus grande encore et lui plus puissant.

Après l’attaque du tigre blanc, pour sauver son honneur, le jeune homme s’est vengé, il a eu juste le temps de le tuer avec le pistolet… Maintenant il a peur de partir en prison, il fuit encore, parce qu’en Afrique c’est interdit de tuer des tigres blancs. Ils sont sacrés.

Alors il rentre en France, il fonde une famille et il a même une petite fille, après il croit qu’il est libre pour la vie. Mais…

-        Pas du tout ! s’exclame le trio.

-        Au début, si ! Le jeune homme vit tranquille chez lui à Toulon, jusqu’au jour le Diable se remet à le suivre partout, et de nouveau notre jeune homme perd tout, au jeu, au bistrot, il traîne sa misère avec des mauvais copains, fait le voyou mais la frousse l’empêche d’aller plus loin.

Il fabrique des faux billets pour jouer au poker, et un jour les gendarmes l’attrapent et le jettent en prison. Alors, derrière les barreaux de sa cellule, le Diable lui parle dans le creux de l’oreille pour lui dire de faire semblant d’être très malade. Notre héros suit ce conseil, puis il s’évade par miracle de l’hôpital de la prison, en croyant qu’il sera libre pour toujours. Mais…

-        Pas du tout !

-        Pas du tout, en effet, le Diable le suit encore, alors le jeune homme se cache dans un trou jusqu’à la fin de ces jours, sans un sou et malheureux comme un hibou au fond du grenier… C’est une histoire triste mais vraie.

-        Oh !

-        Mais ?

-        Mais à la fin quand même, il croit avoir tué le Diable pour de bon. C’était trop tard, car la vie avait passé comme une fusée, les belles choses de la vie n’étaient pas pour lui, lui qui ne rêvait que de richesses, il n’a récolté que mille misères. Et c’est tout.

-        Oh !

Cette histoire n’était pas tout à fait celle qu’ils attendaient de ce jeune homme solaire. Ils soupirent.

-  Mais… Comment y la fait pour tuer le Diable ? demande quand même Camille, en chef de groupe.

- Il a demandé de l’aide au ciel, mais au début ça n’a pas suffi.

Alors il a inventé des prières intelligentes pour éliminer et se protéger du Diable. Mais…

- Mais ?

- Mais en réalité, le diable dormait au fond de lui. En réalité, le Diable ne fait que semblant de mourir. Ecoutez les enfants, maintenant je sais que le mal vient de l’intérieur et que le Diable ne meurt jamais. Pour être heureux, faut être sérieux, honnête et travailleur, ne jamais dire du mal …et pas se venger des tigres, tout ça sert à rien et ça porte malheur pour toute la vie.

- Et le tigre blanc ? demande Mathis.

- C’est le Diable qui l’a dévoré au petit matin.

- Comment y s’appelle le héros ton histoire ? dit Maxence.

- Comme toi et moi. Max.

« Bye Max, à plus ! »  reprirent en cœur les enfants en moulinant leurs bras vers le haut. Encore une fois, Max était reparti sans un au revoir. En fuite perpétuelle.

Il réalise trop tard qu’il a été un peu sentencieux, manquant cruellement d’humour, ce sera pour la prochaine fois quand il redescendra pour voir ses mioches.

-        Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer.

En attendant, il remonte illico presto dans les cieux.

 

Mathis se lève, se dirige vers un buffet boiteux, puis ouvre le tiroir miaulant et sort doucement un jeu de fléchettes à plumes d’oie. Pas de cible en vue. Maxence farfouille encore le fond du sac marin, où il restait des gamelles en alu, et puis emballés dans du papier kraft, les lettres et les dessins que Victorine avait offert à Max, au début du grand amour, un grand cru qui a fini piquette, selon ses dires.

Il restait aussi une vieille petite croûte recouverte d’une poussière à l’aspect de chapelure dorée, que Max durant ces années avait dédaignée.

Camille souffle vivement la poussière puis cloue la cible contre l’armoire normande, la toile reprend des couleurs, des couleurs criardes aux motifs cubiques. Il s’en dégage une longue femme bizarroïde aux seins nus qui, il y a longtemps, a adopté une pose allongée sur des poufs. Max s’était vaguement demandé s’il s’agissait de Victorine elle-même, il en avait été plus que vaguement jaloux, et depuis il l’avait laissée dormir sur ses coussins.

Bon, avec toutes ces couleurs, ça sera facile de compter les points.

Enfin Camille a l’honneur de commencer la partie. A tour de rôle, les fléchettes piquent la toile comme une escouade de frelons asiatiques, ce qui fait hurler de joie les enfants, déjà ravis de leur trouvaille et de la visite du vieux Max.

Maxence s’approche de la cible improvisée, et interroge les deux grands.

-        Y s’appelait Picas..so, Max ? C’est écrit en petit, là en bas…

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