Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
24 janvier 2022

Histoire d'un piano, époque 2, par Florie

le piano marche RuchUn an presque jour pour jour après l’armistice, des hommes sont enfin entrés dans ma pièce. Ils ont regardé tout autour d’eux, l’un d’eux a posé ses yeux cupides sur moi et a décrété qu’on pourrait tirer un bon prix de celui-là. Celui-là s’est mis à franchement s’inquiéter ; à qui voulait-on me vendre ? Si on essayait de me refourguer à un de ces sales types qui dépiautait les vieux meubles pour en faire du bois de chauffage, je… je… Mais je ne pouvais rien faire d’autre que de me laisser transporter docilement et d’attendre. Ils s’y sont mis à trois pour me sortir sans ménagement de la maison. Ils m’ont chargé sur une charrette et m’ont conduit dans une sorte d’entrepôt poussiéreux où l’on m’a recouvert d’un drap, comme si j’étais mort, rendez-vous compte, et où j’ai attendu, aveugle et impuissant, la suite des événements.

J’ai passé une année assez sordide dans ces épouvantables conditions, avant que l’on se souvienne de moi. Un type bien habillé, en redingote et chapeau, est venu m’examiner sous toutes les coutures. J’ai rapidement su que je n’avais pas affaire à un dépiauteur, ni même à un exécrable vendeur de vieilleries. Celui-là prononçait des mots savants sur mon anatomie, caressait mes cordes avec respect. Finalement, il s’est mis à jouer quelques notes, avec un certain brio, et il a semblé très satisfait de ce qu’il entendait. On m’a à nouveau recouvert de mon drap et j’ai craint que l’on m’ait laissé espérer pour me replonger plus profondément encore dans l’affliction. Mais le lendemain, on est revenu me chercher.

On m’a à nouveau transbahuté, sans que je voie où nous allions, j’étais toujours sous mon drap. Mais je pouvais sentir que cette fois, on me manipulait avec déférence et précaution.

 

            C’est un spectacle grandiose que j’ai découvert lorsque l’on m’a dévoilé à nouveau. Je me trouvais sur une grande scène, sous des boiseries magnifiques, dans une immense salle de concert où s’étageaient à perte de vue des fauteuils couverts de velours rouge. Quelques jours plus tard, deux hommes sont venus me bichonner, me soigner, m’accorder, me refaire une beauté. Lorsqu’ils sont partis ce soir-là, j’avais l’air plus neuf encore qu’en sortant de l’atelier Ruch. Puis, ma vraie vie a commencé.

Chaque jour, des doigts virtuoses couraient sur mon clavier. Chaque soir, on m’applaudissait à tout rompre sous les feux de la rampe. Les voix les plus sublimes ont commencé à chanter à mes côtés. Les plus grands orchestres sont venus joindre leurs notes aux miennes. Des pianistes du monde entier ont défilé pour faire résonner ma voix, pour des publics toujours plus nombreux. J’avais droit à un nettoyage quotidien, un accord par semaine. Pendant vingt ans, ma vie n’a été que gloire, lumières et ovations. Je ne comptais plus les jours, ils défilaient dans un bonheur infini.

Bien sûr, en 1939, j’ai entendu parler de la guerre. Mais celle-ci n’était pas comme la première, du moins pas tout à fait. Figurez-vous que l’on arrivait même encore à me faire chanter assez souvent, pendant cette première année. Puis tout s’est arrêté d’un coup. La France est devenue un pays occupé et ma salle de concert, un bâtiment déserté. Deux ans plus tard, des allemands m’ont découvert. Ils ont réquisitionné une grande pianiste, une dame incroyable qui avait eu l’honneur de me jouer plusieurs fois, durant ma période faste, et lui ont demandé de donner un concert pour la garnison allemande. Ce soir-là, je m’en souviens, était très étrange. Elle jouait, et elle jouait magnifiquement, mais je sentais toute la tension dans ses doigts, le malaise dans chacun de ses gestes sur mes ivoires. Elle jouait et elle aimait toujours ça, mais elle n’avait pas envie de jouer pour ces gens, sans pour autant avoir le choix. Moi, je m’en fichais ; je sentais combien les hommes en face de moi avaient besoin de cette pause musicale et les applaudissements que j’ai reçu, ce soir-là, ont été plus vibrants que beaucoup d’autres.

 

Il y avait parmi eux un général qui avait une certaine sensibilité musicale. Le lendemain, il a demandé que l’on m’emporte chez lui, en Allemagne, avec le prochain convoi qui rentrerait au pays. A nouveau, j’ai subi le drap, le transport plus ou moins précautionneux, les chaos de la route, puis ceux du chemin de fer, puis encore ceux de la route. Je ne garde que peu de souvenirs de ce voyage, et ils ne sont pas agréables.

A Berlin, j’ai été placé dans une grande maison, qui me faisait un peu penser à celle des Deboissy. Cependant, madame n’avait rien de charmant ni de raffiné. Elle était aussi obèse qu’odieuse, sans la moindre once de fibre artistique, toujours à crier après quelqu’un ou quelque chose. Elle avait quatre enfants, dissipés et criards, dont les jeux favoris, lorsqu’ils m’ont découvert, sont rapidement devenus de frapper comme des sourds sur mes touches ou de me grimper dessus pour faire des acrobaties. On était alors en 1943 et ce cauchemar a duré deux ans, jusqu’à la fin de la guerre. J’espérais chaque jour que le général revienne enfin, car je savais que lui prendrait soin de moi et mettrait fin à mon calvaire, mais il ne rentrait jamais. Finalement, nous avons appris qu’il avait été fait prisonnier par les français, qu’il passerait en jugement et en serait quitte au mieux pour de longues années de prison, au pire pour une très courte fin de vie. Madame n’a pas supporté la nouvelle et a complètement déconnecté, si vous voyez ce que je veux dire. Sans revenus, la famille a dû vendre la grande maison, et moi avec.

Ce qui s’est passé à ce moment-là, je n’en sais trop rien. Les transactions des humains et leurs petites affaires ne m’ont jamais passionné. Toujours est-il que j’ai à nouveau atterri dans une grande pièce poussiéreuse, au milieu d’autres meubles, recouvert d’un drap crasseux. Par chance, l’endroit était plutôt sec et bien isolé des changements de température, sans quoi je ne serais probablement pas là aujourd’hui pour vous raconter cette histoire. Quoique, vu mon état, je ne sais pas s’il n’aurait pas été moins pénible que ma vie s’arrête à ce moment-là.

suite et fin: époque 3

Pour revenir en arrière

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité