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25 janvier 2022

Histoire d'un piano, époque 3, par Florie

Cette fois, mon attente a été réellement longue ; si longue que j’ai fini par croire que j’étais mort et que tout était fini à jamais. J’ai rapidement perdu le compte des jours, des mois, puis des années. C’est en 2005 que l’on m’a sorti de là, rendez-vous compte, soixante ans plus tard ! Qui était-ce, quel lien avait-il avec le général et sa famille, dont je n’avais même pas retenu le nom, je n’en ai jamais rien su. C’était un jeune homme blond plutôt sympathique, qui a tout de suite sursauté en m’apercevant, avant que son regard ne s’éclaire de curiosité et de plaisir. Il m’a dit qu’il reviendrait très vite, si si je vous jure, il m’a vraiment parlé à moi. Je ne lui faisais aucune confiance, il faut me comprendre, après ce que je venais de vivre, je me voyais reparti pour soixante ans d’attente, mais il est effectivement revenu le lendemain avec un appareil photo et il m’a mitraillé sous tous les angles. Vous imaginez bien, je suppose, à quel point je me sentais excité. Après toutes ces années d’obscurité, on me traitait enfin comme une célébrité, on me prenait en photo, on voulait probablement me faire admirer au monde ! Cette fois, en me recouvrant, le jeune allemand a dit que je ne devais pas m’inquiéter, que j’étais très bien conservé, et qu’il était certain qu’il pourrait trouver un acheteur intéressé.

 

            J’ai encore attendu quelques semaines, mais cette fois, c’était une attente pleine d’espoir et de rêves d’avenir. Où que l’on m’envoie, ce serait quelque part où l’on voudrait me jouer et m’admirer. Puis mon ami blond est revenu, avec tout un groupe de copains, et il m’a expliqué en caressant mon flanc que l’on m’expédiait en France, au bord de la mer, qu’il avait posté mes photos sur internet (je n’avais aucune idée de ce qu’était internet, pensez), qu’un passionné m’avait reconnu et voulait absolument m’avoir.

On m’a transporté dans un confort que je n’avais encore jamais connu. C’était fou ce que les véhicules, les gens, les choses avaient changé depuis ma dernière sortie ! J’ai fait du camion, bien sanglé et protégé, pendant un temps que l’excitation a rendu extrêmement long. Probablement un ou deux jours, pas plus.

Puis on m’a enfin libéré et installé dans une grande pièce ensoleillée avec de larges fenêtres donnant sur la mer. J’avais un peu peur que le sel sur ma peau ne me fasse du mal à la longue, mais l’endroit était si idyllique que je ne me suis pas permis de râler.

 

            Mon nouveau propriétaire était un jeune homme, pas bien plus de vingt ans, un musicien passionné et excentrique, extrêmement attachant. Il s’appelait Nicolas et vivait dans cette maison, héritée d’un parent, avec sa compagne Julie. Elle, jolie, pétillante, volontaire, était infirmière dans un centre de cure thermale proche. Lui consacrait sa vie à la musique. Dès qu’il m’a vu, il est tombé amoureux de moi. J’avais un peu vieilli, bien sûr, depuis les jours heureux de ma gloire. Mon ivoire avait un peu jauni, mon vernis avait quelques accrocs et deux de mes touches ne fonctionnaient plus. Il m’a fait accorder, mais il a absolument refusé que l’on modifie quoi que ce soit d’autre chez moi. Mes blessures, disait-il, racontaient une histoire et porteraient toute son inspiration. Il manquait deux notes à ma voix ? Il ne voulait sous aucun prétexte que l’on me les rende, leur absence donnerait de la couleur à sa musique.

Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Il passait ses journées et ses nuits avec moi, à composer des chansons, à me parler de ses idées, à me demander mon avis sur ses paroles, ses mélodies et il semblait réellement, en faisant résonner mes cordes, entendre mes réponses.

 

            J’ai bien senti que quelque chose de malsain s’insinuait peu à peu dans cette maison du bonheur. Les disputes de plus en plus fréquentes du jeune couple, la fièvre sauvage et un peu effrayante qui semblait parfois ronger mon formidable maître tandis que ses doigts couraient avec passion sur mon clavier, chacun de ces signes aurait dû m’alerter. Peut-être, alors, aurais-je pu tenter d’intervenir ; je ne sais guère ce que j’aurais pu faire mais, assurément, il aurait fallu que je fasse quelque chose. Au lieu de cela, je savourais chaque seconde de ces instants passés avec ce compositeur de génie, je me gargarisais des créations sublimes que je participais à lui faire produire. Plus il s’éloignait de Julie et s’enfermait dans la musique et dans la folie, plus je me sentais enivré et fier. Cette vie de débauche musicale a duré cinq ans et ces années me paraissent, avec le recul, plus merveilleuses encore que les vingt vécues à Paris en tant que piano de concert. Puis tout mon univers a explosé d’un seul coup. Je le répète, si j’ai été surpris, c’est entièrement de ma faute. Si j’avais davantage daigné observer, écouter et comprendre ce qui se jouait dans cette maison, j’aurais senti le vent tourner avant qu’il ne se transforme en tornade. Mais, bougre d’imbécile que je suis, vaniteux et centré sur moi-même, je n’ai fait que profiter de ce que l’on m’accordait sans me soucier du reste. Un jour, Julie a fait irruption dans le salon, un lourd marteau à la main. Elle était seule, mais elle hurlait, des cris inhumains remplis de désespoir et de fureur mêlés. Elle s’est jetée sur moi et elle s’est mise à abattre son outil sur mes touches, me cassant une dent après l’autre, coup après coup, en vociférant des propos incompréhensibles. Tout ce que je suis parvenu à comprendre, c’est que Nicolas était un salaud, un égoïste, qu’il l’avait abandonnée, et que c’était de ma faute, oui, c’était moi qui l’avais rendu fou. Je crois bien qu’après mon ivoire, elle se serait attaquée au reste de mon corps si mon maître n’était arrivé à ce moment-là, alerté par le bruit. Elle l’a aperçu du coin de l’œil tandis qu’il franchissait le seuil et elle a amorcé un mouvement pour se jeter sur lui. J’étais certaine qu’elle allait lui défoncer le crâne avec son marteau et j’étais aussi terrifié qu’impuissant. Mais ce n’est pas ce qu’elle a fait. Elle voulait le tuer, c’était certain, mais un simple marteau ne lui suffisait pas. Elle voulait lui faire mal avec celui qu’il avait le plus aimé au monde, celui qu’il avait, hélas, plus aimé qu’elle.

Elle a interrompu son geste au dernier instant et a jeté son outil au sol dans un grand clang métallique. Puis elle a saisi mon couvercle à deux mains et elle l’a arraché d’un coup en poussant un hurlement terrible qui m’a fait trembler des pédales à la queue. Je ne pensais pas que même un homme au sommet de sa force puisse être capable d’un tel exploit, mais la colère et le chagrin, qui déformaient atrocement les traits de Julie, décuplaient aussi ses capacités physiques. Il me semble que Nicolas lui aussi s’est mis à crier, à pleurer et à trembler de terreur. Mais il n’a même pas songé à fuir. Il était pétrifié sur le pas de la porte, les yeux rivés sur son meilleur ami mutilé, incapable du moindre geste.

Elle s’est ruée sur lui, son couvercle brandi au-dessus d’elle, les bras tremblant sous l’effort, et elle l’a écrasé de toutes ses forces sur la tête de l’homme qui avait partagé sa vie pendant cinq ans, mais qui n’avait pas assez de place pour elle dans son cœur de musicien. Nicolas s’est effondré, et j’ai moi-même perdu connaissance.

 

            J’ai vécu les jours suivants dans un brouillard qui m’empêche de vous en faire un conte précis. Il y a eu l’arrestation, l’enquête, puis le silence. Une nouvelle fois, on me condamnait à la solitude. Pendant presque douze ans, je n’ai vu ni entendu personne. Je suppose qu’on a mis Nicolas sous terre et Julie en prison, qu’il n’y avait personne pour récupérer la maison, aussi tout est resté tels qu’ils l’avaient laissé. Puis la bande de squatteurs a débarqué. Je dois dire que je m’étonne que ce ne soit pas arrivé plus tôt. Une maison en parfait état, meublée, au bord de la mer, ça avait de quoi attirer les convoitises ! Ils étaient sympas, ces cinq petits jeunes. Bon, de totaux ignares en termes de musique, ils écoutaient un immonde bouillon sonore qu’ils appelaient du rap et qui me rendait dingue, mais ils avaient pour moi une sorte de respect instinctif. Au début, ils venaient là de temps en temps, passer la nuit avec des copines, fumer des joints et écouter leur cacophonie de sauvages. Puis ils ont fini par carrément s’installer, enlevant des meubles, en apportant d’autres. Et puis, un jour, ils ont décrété que je prenais trop de place. Depuis quelque temps, ils parlaient d’un projet un peu fou, celui de transformer cette maison en coffee shop où ils serviraient à boire et vendraient du CBD. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de la version légale des machins qu’ils fumaient à longueur de journée. Pourraient-ils vraiment récupérer ces murs qui ne leur appartenaient pas sans histoires ? Leur projet avait-il la moindre chance d’attirer des clients à cet emplacement ? Je ne le saurai jamais. En effet, malgré la tentative de l’un des garçons pour suggérer que je ferais plutôt chouette dans le décor, tous les autres étaient unanimes pour dire que j’étais bien trop encombrant. Ils m’ont fait basculer sur le côté, il leur a fallu s’y mettre à quatre, j’ai tendance à penser que le cannabis ne ramollit pas que le cerveau, et ils ont retiré mes pieds, mes beaux pieds sculptés et fuselés. L’un d’entre eux a émis la suggestion qu’on pourrait probablement fabriquer de très belles lampes design avec ça, et tous ont salué l’idée. Des lampes, avec mes pieds ! Quelle déchéance, quelle honte…

Puis, péniblement, ils m’ont sorti de la maison. Ils se sont demandé où ils allaient bien pouvoir m’abandonner. L’un d’eux, sans doute doté d’un plus grand esprit civique, mais franchement insultant à mon égard, disait qu’il fallait m’apporter à la décharge. Mais les autres ont dit qu’ils n’avaient pas de véhicule assez grand et puis qu’on n’allait pas se faire chier pour un piano. Alors ils m’ont porté, en ahanant laborieusement, et sont allés me déposer sur la plage la plus proche, profitant de la nuit pour ne pas être vus.

 

            Voilà comment je me suis réveillé, un beau matin d’hiver, posé sur le ventre sur le sable froid, ouvert, édenté, au bord de la mer gris acier roulant ses vagues frangées d’écume à quelques mètres seulement de moi. Ma première pensée a été que c’était plutôt beau et romantique, comme cimetière, pour un piano. Puis, j’ai songé au vent, au sel, au sable, à la longue et pénible agonie qui m’attendait là, et j’ai été pris d’une profonde lassitude.

C’est dans l’après-midi que sont arrivés les premiers curieux ; des promeneurs, tout ce qu’il y a de plus honnêtes, tout à fait surpris et on les comprend par la présence incongrue d’un piano à queue sur leur plage préférée. Timidement, quelques-uns se sont approchés. J’ai toujours produit cet effet sur les gens, qui qu’ils soient, une certaine admiration, une étrange déférence, et mon cœur blessé se sent brusquement ragaillardi de découvrir que même atrocement mutilé, c’est encore le cas. Quatre jeunes gens sont autour de moi à présent, tandis que d’autres observent en gardant leurs distances. Il y a trois garçons et une fille qui, prenant peu à peu de l’assurance, caressent doucement mon bois et se mettent à grattouiller mes cordes dévoilées aux quatre vents. Comme je n’ai plus de jambes, je repose directement sur mon mécanisme de pédale forte. De ce fait, mes étouffoirs ne touchent plus les cordes et celles-ci, qui normalement n’émettent qu’un bruit sec et métallique sous les doigts, résonnent à présent comme celles d’une harpe. Fascinés, les jeunes gens me font chanter sous le pâle soleil hivernal. La mer chuchote, le vent murmure, une mouette pousse un chant plaintif et moi, je résonne d’un son aérien au milieu du plus bel orchestre que la nature puisse réunir. Etonnés, de plus en plus de gens s’attroupent pour nous écouter jouer, pour me regarder et m’admirer.

La nuit tombe peu à peu, les passants s’en vont, mais le lendemain, ils reviennent plus nombreux encore. Au fil des jours, je vois arriver des photographes trouvant le spectacle absolument magnifique, des musiciens curieux de connaître mon identité et mon histoire, un peintre désireux de me poser sur sa toile au milieu de ce sublime décor et, comble de l’incroyable, des journalistes qui viennent m’interviewer et me photographier pour parler de moi dans leurs journaux. Ma célébrité n’a jamais été si grande, malgré mon état pitoyable. Si je dois être honnête avec moi-même, même lorsque je travaillais à Paris avec les plus grands, c’étaient les pianistes dont on louait le mérite, jamais un gratte-papier n’a écrit une seule ligne sur moi. Aujourd’hui, la gloire est pour moi seul et je la savoure avec délectation et vanité.

Cela fait une semaine à peu près que je suis ici et le public est toujours au rendez-vous. Je ne me fais aucune illusion, cependant ; je m’en suis fait bien trop souvent dans ma vie et j’ai tiré des leçons du passé. Ils finiront par se lasser, je deviendrai un déchet plus gênant qu’autre chose sur leur belle plage et ils m’oublieront ou me démonteront pour faire de moi quelque chose d’utile. Je savoure d’autant plus tout le plaisir inespéré que je peux retirer de ma fin de vie que j’ai conscience qu’il sera de courte durée. Bientôt, ce sera la fin, la vraie. Je serai détruit, par la puissance de la nature ou par la min de l’homme, peu importe. Dans quelques mois, je ne serai plus.

Une autre semaine passe et, comme je l’avais prédit, les visites se font de plus en plus rares, jusqu’à cesser complètement. Pourtant, je me sens serein ; j’ai vécu de grandes choses, et, contre tout espoir, j’ai fini ma vie en apothéose. Je peux m’endormir en paix. J’écoute le chant du ressac, et je laisse mon esprit m’abandonner…

Brusquement, je suis rappelé à la conscience par d’étranges sensations. On me soulève, on fait passer des cordes sous mon ventre. Je reviens à moi doucement et découvre quatre hommes affairés à me préparer pour un transport. Que me veut-on, encore ? Était-ce trop demander que de me laisser agoniser ici, où tout est si beau et paisible ? Est-il vraiment nécessaire de troquer ma plage pour une vulgaire décharge ? N’a-t-on donc aucune considération pour ma dignité ? Et puis, comme les hommes me soulèvent en grognant sous l’effort, j’entends une autre voix, une voix de femme, dans mon dos, qui s’exclame joyeusement :

« Ce sera mon chef d’œuvre. Je vais révolutionner l’art moderne, montrer à tous ces médisants qu’être artiste, ce n’et pas seulement laisser libre cours à son imagination, mais aussi voir ce qu’il y a de beau en chaque chose et savoir le mettre en valeur. »

Elle s’approche de moi et pose une main affectueuse sur ma queue.

« Mon coco, tu vas faire partie de l’œuvre d’art la plus audacieuse du vingt-et-unième siècle. Toi et moi, on fera le tour du monde. »

Et je réalise alors à quel point j’ai été sot de ne pas faire confiance à mon destin, à quel point j’ai été indigne de mon rang, à me résoudre ainsi à une mort méprisable. La perte de mes touches, de mon couvercle, de mes pieds, l’abandon dans le sable, tout cela n’était qu’un passage, une porte d’entrée vers la suite d’une vie glorieuse dont je n’ai encore connu que le début.

le piano sur une plage de janvier

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