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20 janvier 2009

Scène à deux personnages et trois voix, Jacqueline Chauvet-Poggi

Scène à deux personnages et trois voix

La porte s’ouvre brusquement. Tout un pan du dehors vient agresser la boîte close de l’appartement, l’odeur du froid, le chuintement des pneus sur le pavé mouillé, une sirène au loin, un nuage de bruits diffus envahissant et pénétrant comme une fumée.

Le calme bien établi dans l’ordre rigoureux des lourds rideaux tirés, des lumières tamisées, de la cheminée rougeoyante, en est un moment dérangé. Les plantes vertes hibernant sagement dans le hall frémissent.

Jacques, emmitouflé dans sa polaire, enfoui au fond du canapé derrière son journal, s’agite un peu lui aussi tournant vers Brigitte un regard languissant légèrement étonné.

- Salut, Jacques, toujours scotché sur le canapé ?

- Hey ! Brigitte, quoi de neuf au dehors ?

- Rien qui puisse t’ébranler. La routine, des gens qui vont et viennent, qui s’agitent, qui travaillent même. Enfin tout ce que tu fuis.

- Moi ? Mais je ne fuis pas ! Je suis entre parenthèses, en disponibilité en quelque sorte.

Brigitte ouvre la bouche pour répliquer mais se tait, hausse les épaules et se dirige vers la cuisine, son refuge. Elle fait claquer les portes de placard, on entend des bruits de tasses entrechoquées.

- Je fais du thé, tu en veux ?

- Non merci, j’en ai pris tout à l’heure

Nouveau claquement de portes et de tiroirs.

Parenthèse ! Parenthèse ! Depuis quand est-elle ouverte, quand se refermera-t-elle ?

Pendant ce temps je sens que je me scinde en deux personnes distinctes.

Dehors je suis active, entreprenante, j’aime les défis et même je les recherche, je me baigne avec plaisir dans le flux des rencontres que procure le métier. De ce côté-ci de la porte je suis encore habitée de mes pensées d’adolescente, quand je suis tombée folle dingue de ce Jacques poète, mystérieux juste ce qu’il faut, de sa grâce nonchalante…..

En ce moment celle du dehors efface lentement la douce groupie de l’intellectuel séduisant…

- Fais-moi une petite place, le temps d’une tasse. Où en sont tes réflexions aujourd’hui ?

- Il semble que cette période de méditation me mûrit et m’enrichit. Je perçois le monde de façon plus lucide, j’émerge peu à peu, tu vas t’en rendre compte……

Revoilà le discours du philosophe en chambre ; je n’ai pas besoin de l’écouter, il atteint mes oreilles mais pas ma conscience.

Je suis pourtant bien, là, contre lui, enveloppée dans sa chaleur, à la musique de sa voix qui est plus belle que son texte.

- Tu te rappelles que je t’ai parlé de ce séjour au Canada qu’on me propose au boulot ?

Ça y est, il fait l’étonné, il prend l’air  offusqué, me regarde comme si j’avais prononcé une incongruité.

- Au Canada ? Quand ? Combien de temps ?

Les mots s’arrêtent là, phrase en suspens. Il allait dire ‘et moi alors ?’ avec l’air à la fois fâché et soumis d’un chat qu’on veut mettre à la porte.

Je cale mon dos un peu plus contre lui. Je ne veux pas le regarder, je ne veux pas qu’il voie mon visage tandis que je lui dis :

- Ce serait dans un mois à peu près. La durée sans doute deux ou trois mois, peut-être plus. C’est une sorte de promotion exceptionnelle, une occasion à ne pas rater.

Ne pas rater surtout cet envol, ce dernier arrachement possible. Tu n’as pas compris que le temps de la chrysalide est limité, tu veux rester dans le cocon d’une vie au jour le jour, au gré du courant. Et je suis une grande fille qui ne peut plus se contenter de rêver dans les bras d’un petit garçon qui ne veut pas vieillir.

Je t’aime, Jacques, mais je vais partir.

Je t’aime, Jacques, mais je m’en vais.

- Si nous allions manger chez le chinois ? J’ai eu une journée chargée, je n’ai pas envie de cuisiner. Nous reparlerons de tout ça en rentrant.

     Tu veux bien ? Tu m’aimes ?

Sans parler, il répond d’un regard triste et d’un piteux sourire.

C’est oui, il m’aime.

Mais c’est trop tard.

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