Symphonie de bleus, par Christiane

      « Une bière, s’il vous plaît. »

Philippe attend à la terrasse du Café du Palais.

Dix minutes d’avance. Il préfère arriver en avance à ses rendez-vous. Se dit qu’il domine ainsi la situation. Surtout pour ce rendez-vous, précisément. Une femme qu’il ne connaît pas encore.

      Mmm… Une gorgée de bière bien fraîche lui picote la gorge et glisse agréablement jusqu’à l’estomac.

Ce premier soleil de printemps appelle à lézarder dehors. La terrasse est pleine. Plus une table libre.

Philippe inspecte les lieux, regarde à droite, à gauche, se tourne légèrement…Et si elle était en avance elle aussi ?

« J’aurai un vêtement bleu » lui a-t-elle dit.

Il aperçoit une écharpe, plus loin…Mais non. Trop jeune. Fausse piste.

Un vêtement…Est-ce que l’écharpe est un vêtement ? D’ailleurs, qu’a-t-elle dit exactement ? Je serai en bleu ? Ou Tout en bleu ? Ou J’aurai un vêtement bleu ? Il ne sait plus. Tout se brouille.

      Seize heures piles. Elle va arriver.

Si ça pouvait marcher, cette fois…

Philippe ne mène pas une vie heureuse. Depuis son divorce, qu’il ne comprend toujours pas vraiment, il s’est replié sur lui, enfermé dans sa solitude. Difficile de faire autrement d’ailleurs. Tous ses amis vivent en couples, ont des familles. Ils ne peuvent pas toujours s’occuper de lui. Et puis lui-même n’invite pas. Trop compliqué. Du coup il est moins invité. Mais s’il pouvait terminer ces face à face quotidiens avec la télé ! Quel bonheur !

      « Trois euros cinquante, s’il vous plaît. » Il lève la tête. Le garçon est planté là devant lui. Il veut encaisser. Sa journée est finie.

Un coup d’œil à la montre.

Ah ! Cette fois elle est en retard. Déjà hier au téléphone ! Elle devait l’appeler à 14 heures. Tu parles ! Quinze heures bien sonnées ; il était, ouais !

Tiens, des gants bleus foncent sur le café.

Oh ! Magnifique. Belle. Elégante. L’espoir renaît. Elle arrive vers sa table…et…et…Et zut. Raté.

Bon. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle a dit Environ 16 heures. Environ c’est combien chez elle ? Si dans cinq minutes…je pars.

Enfin, elle est peut-être bloquée dans un embouteillage. A cette heure-ci, pas étonnant. Et avec tous ces travaux…

Encore une écharpe qui passe…et ne s’arrête pas. Dommage.

      Oh ! Mais là y’en a marre. S’embarquer avec une retardataire, lui qui déteste attendre ! C’est mal barré, il le sent.

Des images de solitude lui traversent l’esprit. Son cœur se serre….

Les copains lui avaient dit : « Essaie Meetic. Mes voisins se sont rencontrés comme ça. Et ça marche, ils se marient cet été. »

Alors, faire une belle rencontre, reformer un couple…Et, pourquoi pas, tomber amoureux…ça arrive bien à d’autres. On connaît tous des histoires d’amour tardives. Pourquoi pas lui ? Alors il s’est lancé. Meetic, lui aussi…

      Ah ! Et puis qu’est-ce qu’elle a à me regarder comme ça, celle-là ?

A une table voisine, une femme boit un coca, un chien minuscule assis sur la chaise à côté d’elle.

C’est pas elle, au moins ? Non. Ouf ! Pas trace de bleu. Heureusement, il ne supporte pas les chiens.

Elle veut ma photo cette noiraude ?

      Jeanne, deux tables plus loin le regarde. Elle apprécie son élégance, sa taille svelte. Bel homme. Elle esquisse un sourire dans sa direction. Il tourne la tête aussitôt.

Soudain, elle se lève et se plante devant lui.

Philippe voit rouge !

Casse-toi connasse ! Faudrait pas qu’elle arrive maintenant ! Mais barre-toi, s’énerve-t-il intérieurement.

Jeanne, un grand sourire aux lèvres, lui montre le livre qu’il a posé sur la table…

Qu’est-ce qu’elle veut ?...Quoi ? Le titre ?...Les illusions perdues. Balzac. Pourquoi ?

-Parce que…C’est vous…C’est moi…

Qu’est-ce que c’est ce charabia ? Elle sait pas parler ou quoi ?

-Que voulez-vous dire ?

-Philippe…Jeanne

Il reste sans voix. Puis,

-Ah ? Mais le bleu ? Votre vêtement ? Vous n’avez pas de bleu…

-Mais si. Bleu marine. Le manteau. Du bleu marine.

Christiane Koberich

16- mars 2009