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21 juin 2009

Relooking, par Christiane Koberich

Relooking
    

         C’était fini. Tombée. Figée. Perdue. Irrémédiablement perdue. Et par sa faute. Sa bêtise. Son impatience…

Trop d’étourderie, de désinvolture. Ou trop de confiance. Il n’avait pas cru possible de la perdre ainsi, une deuxième fois. Pas si près du but.

         Il s’était cru sauvé. Le long chemin terminé, enfin la lumière !

         Il allait pouvoir lui prendre la main, lui sourire, la caresser. Tout près de la porte il s’était arrêté, retourné, pour l’attendre.

         Mais les autres étaient là, guettant le moindre faux pas pour mettre à exécution leur menace. A peine l’avait-il effleurée du regard que ces monstres l’avaient fait disparaître. Aucune négociation possible. Ils n’avaient rien voulu savoir, répétant simplement qu’ils l’avaient prévenu, que c’était trop tard maintenant et qu’il ne la reverrait plus.

        La mort dans l’âme, tout espoir l’ayant abandonné, Orphéo avançait, le dos voûté par le chagrin. Sortir des ténèbres au plus vite, échapper à cet enfer, devenait maintenant son unique souhait.

      A quelques mètres de là, Emma, assise au bord du chemin, en contrebas d’un talus, l’esprit plongé dans ses ténébreux souvenirs, activait les bribes d’un passé dont elle ne cessait d’être la proie.

Que d’amours et de déceptions, de rêves et de désolations. Jusqu’à son suicide, hélas inutile. Cette mort qui lui avait paru une délivrance, l’avait en fait plongée pour l’éternité, sur le chemin des enfers, la laissant encore plus démunie. Elle avait raté sa fin, comme elle avait raté sa vie.

Ce suicide la condamnait à revivre éternellement les malheurs qu’elle avait voulu fuir. Elle s’était cru sauvée. Mais sauvée de quoi ? De son amour trahi ? D’une vie sans saveur ? De ses rêves anéantis ? Qui lui pardonnerait ses infidélités, ses abandons ? Quel amour pourrait encore l’attirer, lui redonner le goût de vivre ?

Elle allait continuer à exister, dans un univers de mort, puisque d’autres l’avaient décidé ainsi. Mais elle vivrait seule, dans ses regrets et ses remords, dans sa culpabilité, à ressasser jusqu’à la fin des temps, les étapes de sa pauvre vie.

Indigne de vivre, indigne d’échapper à l’éternité. Elle ne trouvait de soulagement que dans des torrents de larmes.

Emma pleurait, n’en finissait pas de pleurer, depuis plus de cent cinquante ans. Elle pleurait sa vie gâchée, ses amours interdits, ses rêves anéantis. Elle pleurait sur elle-même, et toutes les femmes mal mariées, de tous les temps et de tous les pays, se retrouvaient en elle. Chacun prétendait : « Emma, c’est moi ».

      Orphéo avançait difficilement, la tête baissée, la guitare en berne, la vue brouillée de larmes. Ah ! Ils l’avaient bien eu. Ils avaient gagné. Ils lui avaient volé Anna, son Eurydice à lui.

Et elle n’avait pas su résister. Impossible pour elle de décevoir ses parents en risquant une mésalliance. Elle avait rompu, sacrifiant pour eux deux, l’amour, et l’espoir d’une vie heureuse.

Sa guitare, ses chansons ne lui avaient été d’aucun secours. Ses grands projets, sa célébrité future, ils n’y avaient pas cru, et l’avaient traité de poète de pacotille. Anna, son Eurydice, n’avait pas eu le courage de lutter contre les siens, elle avait choisi leurs traditions, leurs normes, plutôt que l’ouverture à la liberté que lui, pouvait lui offrir.

Ainsi avançait Orphéo, en proie à ces douloureuses pensées, se remémorant cette famille menaçante qu’il n’avait pu convaincre, conscient qu’il ne reverrait plus Anna.

Epuisé par tant d’émotions, il s’assit près d’un talus et laissa couler des flots de larmes.

Ses sanglots faisaient écho à ceux d’Emma, assise non loin de là. Chacun, tout à sa douleur, se croyait seul. Pendant quelques heures un duo douloureux émut la campagne alentour.

Soudain, Orphéo arrêta ses pleurs et tendit l’oreille : le reniflement, là, à l’instant…Il n’était donc pas seul ? Mais qui donc…Ses yeux se posèrent sur Emma, repliée sur elle-même, le visage dans les mains. Elle avait l’air très très malheureux ; beaucoup plus que lui, à en juger par la quantité de larmes versées et de mouchoirs souillés qui jonchaient le sol.

Il s’approcha d’elle, lui joua quelques notes apaisantes sur sa guitare, puis écouta la longue et douloureuse histoire d’Emma.

« Voyons, voyons…Il chercha dans sa mémoire… Ce récit lui rappelait une autre histoire. Mais laquelle ?

- Emma, vous dites ? J’ai dû lire cette histoire quelque part. Ce n’est pas moi qui l’ai écrite. Vous savez, il y a une telle concurrence ! Aujourd’hui tout le monde se croit poète. Enfin, passons…Mais arrêtez de renifler ainsi : ça me trouble l’inspiration.

Orphéo ferma les yeux un instant et se tut. Emma le regardait, n’osant plus bouger, retenant ses larmes, le laissant rompre le silence le premier.

- On peut revoir la fin…Je peux vous aider. Quelle idée que ce suicide ! Je me demande qui est cet auteur à l’imagination aussi plate ! Il n’a pas dû faire une brillante carrière…Moi je peux vous faire rencontrer le grand amour, et tuer votre mari dans un accident. Après tout, ce Charles est un fat, un bourgeois imbécile, incapable de rendre sa femme heureuse…Personne ne le regrettera.

- Comment, on a le droit ? Mais ce n’est pas possible, vous plaisantez…Emma était stupéfaite.

- Oh ! Le droit, le droit…Depuis des millénaires les poètes s’emparent des idées des autres, les mixent, les transforment, et brandissent ce qu’ils croient être un chef d’œuvre. En réalité ils n’ont fait que changer quelques noms, quelques paroles par-ci par-là. Et surtout, ils changent la fin. Regardez, Scarlett et Rhett : ils ont repris une autre vie.

- Et vous pensez qu’en tuant Charles…

-Ah ! Déjà, appelons-le Karl. Il faut brouiller les pistes.

- Karl ? Mais depuis plus d’un siècle je l’appelle Charles !

- Et bien, il faudra vous y faire. Vous serez Emma B. (une initiale, c’est très tendance). Votre mari, Karl, et votre amant, Léo (c’est presque Léon, vous devriez être contente). Pour l’arme, je vous laisse le choix.

- Ah ! Je sais. L’arsenic. Je connais bien.

- Le poison ? Ah ! Non. Trop d’empoisonneuses. Le rôle est déjà pris. Vous ne pouvez pas concurrencer Thérèse.

- Thérèse d’Avila ?

- Mais non, ignorante. Thérèse Desqueyroux. Elle empoisonne son mari. Mais elle, c’est une femme froide. Pas vous. Pour le poison, il faut un acte prémédité, une préparation…Vous, je vous vois plutôt dans un crime passionnel, irréfléchi, spontané…Vous saisissez le pistolet de Karl qui traîne sur la table et vous tirez. Touché à mort, il s’écroule. J’espère que vous ne le raterez pas, on aurait l’air fin ! Et puis après je ne peux plus rien pour vous. Vous vous enfuyez très vite avec Léo. Vous disparaissez on ne sait où. On n’aura plus aucune nouvelle de vous, mais on vous devinera heureuse, enfin. Sinon, patatras, vous irez en taule, comme tout le monde. Il y a encore une morale aujourd’hui, qui punit même le crime passionnel.

      Emma écoutait, de plus en plus intéressée. Ses résistances s’affaiblissaient : elle ne se voyait pas continuer à pleurer et se moucher pendant des siècles encore. Mais elle hésitait…Cette fin, vraiment…Le pistolet, le sang…

- Allez, osez, voyons, osez ! Je vous offre un nouveau départ. Car, quand on y songe, quelle banalité que votre fin ! Une femme qui meurt d’amour. De trop d’amour, ou de pas assez…Du déjà vu des centaines de fois. Pensez à la tragédie classique. On y tombe comme des mouches, par amour. Aucun effet de surprise. Dès la première scène on devine qui va mourir… Mais là, pas question de changer la fin. Ils sont trop empêtrés dans des règles dont on a déjà beaucoup débattu. Personne n’a envie de recommencer cette bataille. Et puis je les connais bien, moi, tous ces classiques. Nous sommes du même monde, nous avons la même origine. Sauf que moi, j’ai dû me transformer, bien sûr. En tant qu’Inspirateur, vous comprenez. Je suis le poète de la Cité. Je ne peux pas toujours répéter les mêmes choses de la même façon. J’ai dû m’adapter au goût du jour. Et je peux aussi vous adapter. C’est mon pouvoir, les mots…

- Emma faisait la moue. Moins de larmes, mais la moue.

- Sinon, poursuivit Orphéo, qu’est-ce que je peux encore vous proposer ? Une fin à la princesse de Clèves ? Une mal mariée qui rencontre le grand amour, elle aussi. Ouais… Enfin, j’espère que vous ne ferez pas comme elle. A la mort de son mari, que trouve-t-elle de mieux à faire ? Le couvent. Vous vous rendez compte ? Se punir pour toujours ! Remarquez, c’était deux siècles avant vous. Une société plus stricte, une morale plus austère, le jansénisme, le poids du péché…On ne peut pas comparer. Déjà, à votre époque, c’était ringard, alors aujourd’hui, vous imaginez…

Orphéo commençait à s’impatienter. Cette Emma ! Que de tergiversations ! Elle ne changerait donc jamais ? Pourtant, elle fléchissait, il le sentait. Elle en avait fini avec les mouchoirs, un sourire s’esquissait sur ses lèvres…C’est une émotive, pensa Orphéo. Peu sensible aux arguments. Je dois la convaincre autrement…

- Ecoutez, je vais vous le dire en musique. Vous verrez, c’est mieux.

Orphéo, alors, saisit sa guitare (il avait depuis belle lurette abandonné la lyre, trop démodée maintenant) et chanta le renouveau d’Emma B., celui que toutes ces âmes qui s’étaient identifiées à elle attendaient depuis des décennies. Et peu à peu, son chant vint à bout des résistances d’Emma.

-Pourquoi pas, après tout, pourquoi pas ? Je peux essayer…Et pour le titre, alors ? Je ne sais pas…Quel titre  ? Vous… s’inquiéta-t-elle.

-Le titre ? On ne manque pas de choix ! Par exemple Le fabuleux destin d’Emma B. Ou, si vous préférez, Emma B. Le retour.

      Quelques instants, ou peut-être quelques siècles plus tard, après avoir adapté Emma, Orphéo, songeur, caressait sa guitare. Bientôt, son histoire et celle d’Anna, son Eurydice, irait rejoindre le Panthéon des amours contrariées, des libertés entravées. Celles de tous les Roméo et de toutes les Juliette. Celles des femmes empêchées et des hommes meurtris. Des humiliés, des enchaînés. Des prisonniers d’un monde, d’une famille, d’une religion.

Dans les brumes éternelles, Orphéo chantait. Sur le ferment de sa douleur, il sentit poindre l’inspiration et naître sa vocation : il serait le barde de tous les amoureux.

Et peu à peu, au bout de ses doigts, dans le contact des cordes, les mots jaillirent, sources d’une chanson que bientôt le monde entier fredonnerait. Trouvant enfin sa voie, persuadé qu’un grand destin l’attendait, le futur chantre de l’humanité, fier de lui, s’en alla par les chemins, le sourire aux lèvres, la tête dans les étoiles, la guitare sur l’épaule, égrenant, à son tour, des rêves.

Christiane Koberich, mai 2009

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