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6 octobre 2010

Musique, par Danièle Chauvin

Musique

 

Sidney, le guitariste noir, a posé son instrument près de lui. Il n’était pourtant pas tard, l’ombre ne parvenait pas à rafraîchir sa fatigue. Fatigue du quotidien, fatigue de la vie ? Ses yeux étaient las et sa bouche désabusée. Joé s’était écroulé sur le banc. Ils étaient arrivés ensemble. Sydney avait glissé sa main dans sa poche. C’était le signal pour son petit lézard qui était sorti et l’écoutait, comme d’habitude.

- Que veux-tu entendre aujourd’hui, lézard ? Pourquoi Joé est encore là avec nous ce soir ? Je l’ai rencontré sur le boulevard. Tu vois comme il est triste. Il a garé son grand taxi pas loin d’ici. J’ai vu bien des choses dans mon existence, et j’ai chanté sous la lune et sous le soleil. J’ai fait sourire les gens. D’autres ont pleuré en m’écoutant. Souvenirs, espoirs, amertume ou optimisme. Chacun remplit son panier. Et moi, je leur distribue ma musique. Tu sais ça, petit lézard.

Joé, lui, est las de conduire son taxi, du matin au soir et tard dans la nuit. Il rapporte ses gains à sa mère. Elle a huit bouches à nourrir. Son père ? Qui c’est, son père ? Il est peut-être parti loin. Ou bien il habite tout près d’ici. Qui le sait ?

Cet après-midi, il a transporté deux jeunes. Des étrangers. Ils l’ont payé cher. Ils lui ont demandé de rouler tout autour de la ville. Trois heures. Tu parles ! Ils étaient en voyage de noces qu’ils ont dit.

Quand il est passé devant moi, dans son taxi, les jeunes ont voulu s’arrêter. Je chantais Elvis. Ils se sont assis sur le trottoir. Ils ont d’abord posé leur menton dans leurs mains et ils me regardaient. Tu crois ça, lézard ? Ils écarquillaient leurs yeux. En extase…

J’ai regardé Joé. Il m’a fait un signe de tête. L’air de dire : « Ils sont un peu toqués. » J’ai continué mon tour de chant. Alors ils ont commencé à danser. Ils étaient heureux. Ça doit exister les gens heureux puisque les voilà ceux-là.

Après ça, ils sont remontés dans le taxi de Joé. Ils sont repartis.

Hé, Joé ! Tu vois bien que ça existe les gens heureux. Pourquoi t’essayes pas, toi ? »

 

- Chante encore pour moi, Sydney. J’ai fini ma journée. Lave ma tête avec tes notes. J’ai pas envie d’rentrer. J’ai pas envie d’continuer ma vie. Toujours dans ma caisse à emm’ner les clients ici ou ailleurs. Toujours les mêmes rues. Je les connais par cœur. Je connais aussi les clients par cœur. Je sais presque toujours quelle course ils vont me d’mander. Alors j’embraye, et puis j’roule, et puis j’m’arrête. Ils me payent et s’en vont. J’suis enfermé dans ma caisse. Eux ils sont avec moi pour quelques minutes seulement. Qui je suis pour eux ? Est-ce que je suis quelqu’un pour quelqu’un ?

Allez, Sydney, chante. Chante. »

 

Sydney a chanté. Le lézard a retrouvé sa poche. Et l’ombre s’est allongée. La guitare de Sydney a longtemps égrené ses mélodies. Ce soir elles étaient nostalgiques. Elles parlaient du temps où Elvis montaient sur scène. Le rock endiablait leurs danses. Sydney était jeune. Il aimait voir les gars et les filles suivre sa musique en riant. Mais aujourd’hui son cœur était las. Joé a posé sa tête sur l’épaule de Sydney. Le guitariste s’est arrêté de jouer. Peur de réveiller son ami. Il a reposé la guitare, doucement et est resté là, le regard perdu dans les étoiles qui s’allumaient une à une dans le firmament. Nuit. Silence. Jusqu’à demain. Trêve, rêve.

 

Joé conduit son auto rose. Elle est grande, elle brille, elle roule vite. C’est la voiture d’Elvis. L’air est frais. Il sait où il va. Voilà, c’est là devant l’entrée du parc d’attraction. La jeune fille l’attend. Il lui ouvre la portière. La route est devant eux. Longue, plate, droite. Jusqu’au bout. Joé sent le sourire de la jeune fille. Il ne la regarde pas. Il l’imagine. Il préfère. Elle se détend sur la banquette à côté de lui. Elle a confiance. Elle est sûre qu’il va la conduire au bon endroit. Là où la vie commence.

 

Il sort de la ville. La campagne s’étale devant eux. L’horizon recule. Le monde est vaste. Il y a de la place pour tous. La lumière du jour se lève sur les étendues ocre jaune des champs moissonnés. Le soleil est haut dans le ciel. Il fait très chaud. La voiture ronronne. Sa mécanique est bien rôdée. Joé sent un air de liberté les accueillir. La vie est là devant. Possible. La jeune fille est gaie. Elle chantonne en suivant la mélodie diffusée par l’autoradio.

Cow-café. Halte. Ils descendent de voiture. Ils entrent dans ce lieu perdu au milieu de l’immensité américaine. Qui a bien pu penser s’installer dans ce nulle-part ? La voix d’Elvis, au-dessus de la porte. La patronne les salue, sans les regarder. Elle essuie les verres derrière son comptoir. Eux s’assoient, l’un en face de l’autre. Ils se regardent. Ils sont le centre du monde. « Qu’est-ce que vous prendrez ? » Ils sursautent. La patronne est près d’eux. Elle continue d’essuyer le verre qu’elle tient dans les mains. Un clin d’œil échangé : « Un coca s’il vous plaît. » La boisson arrive. Glacée. La clim ronfle au-dessus de leur tête. Le breuvage étanche leur soif. Lentement. Prendre le temps de savourer. Ralentir la vie. La garder au creux du palais, au creux du souvenir. Pour les jours difficiles. La jeune fille sourit. Les bulles montent dans le liquide, léger chemin d’espoir incertain. La buée s’étale sur les parois. Joé y fait glisser ses doigts. Ligne ouverte sur l’humidité, route de clarté lisse dans la brume. Le temps s’arrête. La jeune fille boit à longs traits. Les yeux fermés. Joé regarde le mouvement régulier de sa gorge souple. Elle flâne dans un jardin de douceur, havre de fraîcheur au centre de l’été. La dernière gorgée avalée, elle ouvre les yeux et lui sourit. La monnaie tinte sur la table. La patronne lève les yeux sur eux. Ils quittent le café, sortent dans la fournaise. Le château d’eau se détache sur le ciel poussiéreux. Les fils téléphoniques strient le décor. Vecteurs de la parole lointaine ils poursuivent leur chemin mystérieux vers des correspondants improbables.

Avant de reprendre la route, Joé raconte. « J’suis chauffeur de taxi. Jamais je n’sors de la ville. Mon taxi jaune y’n’connaît pas les grandes étendues de la campagne américaine. Il voit toujours des murs devant lui. Et moi j’en ai marre des murs gris. Un jour, j’aurai une voiture à moi, et j’sortirai de la ville. Comme maintenant. »

 

Ils remontent en voiture. Joé rallume l’autoradio. Une guitare égrène un air de jazz. La route est droite, à perte de vue. De temps en temps une baraque surgit à l’horizon. Toute tordue par la rouille, le désert et la pauvreté. Joé appuie sur l’accélérateur. La voiture rose passe, ne s’attarde pas près de la misère. La jeune fille regarde devant elle, le sourire aux lèvres. Joé pense que c’est cela qu’il voudrait : avancer, toujours. La jeune fille à ses côtés.

Dans sa vie, Joé a parfois reculé, rebroussé chemin. Il avait fallu tout arrêter quand il est tombé malade. Il était livreur à ce moment-là. Une sale gastro. D’où elle lui était venue ? Il n’a rien compris. Deux semaines qu’il est resté couché, à se vider comme un lapin, avec une fièvre de cheval. Comment sa mère s’en était sortie ? Il n’en savait rien. Il avait perdu son travail. Recommencer à zéro. Ça n’avait pas été facile de retrouver quelque chose. C’est Sydney qui lui avait parlé des taxis. Il connaissait leur gardien. Ils cherchaient des chauffeurs. Joé avait son permis pour son travail de livreur. Ça avait marché. Oui, parfois, on est obligé de revenir sur la case départ.

Joé rêve d’un avenir sans retour. D’une vie où les choses s’enchaînent les unes avec les autres parce qu’elles vont bien ensemble. D’une vie avec la jeune fille souriante à ses côtés. Elle élèverait ses enfants. Il la retrouverait chez eux après ses tournées en taxi.

 

Joé conduit longtemps sur la route droite à perte de vue, avec la jeune fille assise à côté de lui sur la banquette. La ville est de nouveau là. Ses maisons rosissent dans la lueur du matin. Les fils téléphoniques sont arrivés. Ils distribuent la parole dans toutes les habitations. Mais sûrement que personne ne parle à cette heure-ci. Ou alors c’est pour annoncer des choses graves. Tristes ? Pas forcément. Il y a aussi des naissances la nuit.

Joé regarde dans son rétroviseur. Un vieux couple va traverser la rue. Lui passe le bras autour du cou de sa femme. Elle a un regard doux. Ils ne sont pas pressés. La journée ne fait que commencer. De bons moments les attendent. Ils ont confiance. Ils ont passé leur vie ensemble. Aujourd’hui sera comme hier et comme demain, un jour de plus, plein de leur affection tendre et sereine. La jeune fille est devenue cette dame aux cheveux gris sous son foulard bien ajusté. Joé ne l’a jamais quittée.

 

- Hé ! Joé ! Tu dois rentrer chez toi ! Il faut aller laver ton taxi. »

Sydney secouait Joé vigoureusement. Il l’avait laissé dormir sur son épaule. Il semblait si tranquille. C’était bien la première fois qu’il voyait son ami détendu depuis qu’il était tombé malade. Heureusement qu’il avait su pour les taxis et qu’il avait envoyé Joé vers son copain le gardien. Mais tout de même, Joé était resté taciturne tout ce temps. Alors, ce soir-là, il avait joué pour apaiser son spleen. Joué sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il sente la tête de son copain lourde et confiante sur son épaule.

- La musique, il n’y a que ça de vrai. »

 

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