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13 novembre 2010

Les cadeaux de ma mère, par Caroline B.

Les cadeaux de ma mère

 

Chevelure rousse tombant sur les épaules, pull noir, jupe noire, un peu d’embonpoint : ma mère. Elle disparaît dans le couloir, revient avec un air triomphant que je lui connais bien.

« Ma chérie me dit-elle, j’ai quelque chose pour toi », et elle me tend un grand sac en papier rehaussé de deux hanses en cordon doré. On peut lire « Marie-Clothilde », la calligraphie se soumet à l’évocation d’un tel univers, les lettres se redressent et vous regardent du haut de leur maintien impeccable, couleur or sur fond blanc, tout est dit, oui Marie-Clothilde c’est tout un roman, ma mère aussi. En bas à droite une ligne minuscule rappelle l’éclat du titre, on peut lire 47 rue Méjean 92600 Asnières, la boutique existe. Ma mère itou.

Marie-Clothilde ça parle non ?

Ca ne vous le fait pas ?

Marie-Clothilde… dis-je doucement en articulant, les yeux mi-clos, la truffe au vent, rôdant autour du sac…

Maman s’impatiente et me sort sa phrase fétiche celle qui va avec le cadeau : « Ouvre ma chérie, je l’ai acheté il y a 3 mois, cela me fait plaisir de te le donner aujourd’hui, tu as l’air si triste… » Je pense à l’armoire de ma mère, à tous les cadeaux bien rangés, emmaillotés dans leurs papiers de soie et rubans dorés, attendant le moment fatidique de la rencontre… Ma mère, elle, a du mal à attendre.  « Ma chérie » reprend-elle d’un ton fébrile,  agitant nerveusement le sac au bout de ses doigts crispés d’impatience.

Je blêmis… Entre les cordons dorés,  quelques centimètres plus bas, à l’intérieur du sac, je perçois des poils roses fluorescents. Sachant de quoi ma mère est capable je sens le malaise me gagner, les battements de mon cœur s’accélèrent. J’avance pourtant, souffle court, regard fuyant, prise au piège, pour prendre le paquet.

Je me prépare, ma main se risque dans le sac et remonte l’incroyable trophée, un blouson en fourrure rose fluorescent avec col et manches en simili cuir. ..

Maman a arrêté de respirer, suspendue, accrochée à mon regard, elle se retient, elle fait durer le plaisir, certains appellent cela la phase plateau, c’est ça, ma mère est dans la phase plateau, elle attend le moment fatidique où, dans ses bras, je lui dirai son mot préféré, « merci », un merci qu’elle voudrait intemporel, éternel.

Comme je tarde, elle me lâche d’un ton triomphant, « tu m’as dit que le rose était ta couleur préférée, et justement je tombe sur ce blouson en fourrure de renard, tu sais le renard c’est rare et je me suis dit que comme ton père te manquait, ça te remonterait le moral. »

Je m’écroule dans le grand fauteuil en cuir du salon, touchée par l’uppercut fatal : mes doigts, animés d’un restant de vie, risquent l’ébauche d’une caresse, la bête étalée sur mes genoux me regarde, méconnaissable, ses poils hirsutes noyés d’un rose impératif.  Des bandes en simili cuir bordent le col et les manches. Je repense à mon père…

C’est lui qui avait instauré l’idée du totem, il avait choisi le renard parce qu’il en avait possédé un durant son enfance, peu de temps car ses parents, dépassés, l’avaient rendu à la forêt, mais il l’avait gardé suffisamment pour ne plus pouvoir s’en passer. Plus tard, bien plus tard, devenu père de famille ce qui signifiait pour lui, chef de tribu dans son imaginaire, pour donner du corps à cette nouvelle réalité, il décida de donner à chacun un totem et c’est à cette occasion qu’il s’engouffra avec délice dans la peau de son animal préféré et se couronna lui-même en honorable chef de tribu, renard.

La bête sur mes genoux me regarde toujours, yeux vides, désincarnée, morte, noyée dans une couleur étrangère. Je repense au petit prince de Saint Exupéry… « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante dit le renard au Petit Prince. » Dans ma tête, la machine s’emballe…Sur mes genoux, la bête, heu… la veste, rose ou renard ? Je cherche une réponse, un signe… Une voix au fond de moi se moque gentiment et me dit en détachant chaque syllabe : c’est une veste en peau de bête de renard rose ! Je me sens perdue et soudain instinctivement, je lève les yeux, je cherche l’avion de Saint Exupéry, peut être aurait il laissé une trace avant de partir, une trace là au dessus de moi sur le plafond de ma mère avant de partir toutes voiles dehors par la fenêtre ouverte, comme Peter Pan, peut-être pourrait-il revenir m’expliquer pourquoi ce renard est rose et pourquoi il a fini par se prendre une veste, heu… je voulais dire se prendre pour une veste et pourquoi ma mère me demande de le porter, heu… de la porter, heu… la veste. J’ai bien peur soudain que ce renard aie mangé la fragile rose et ses quatre pauvres épines et qu’il doive à son horrible geste sa jolie couleur et peut-être aussi son destin tragique.

Je me glisse dans la veste, elle est lourde.

« Ça pèse un âne mort », dis-je à ma mère, cette fois l’ œil vif et moqueur, mon sang circule à nouveau. Je m’approche de la grande glace du salon et tente de décrypter l’étrange personnage dans le miroir, drôle de renarde me dis-je… mes yeux lancent des épines, j’ai la tête qui tourne.

 

Là-bas, le sac me nargue, à demi vide, énorme, va-t-il m’avaler ? Une deuxième plongée dans la panse m’informe sur la tête de l’ennemie, la matière est souple, légère, aérienne même, je sens des rubans,  puis une matière nouvelle, dure, des perles je pense oui un objet en perles. Curieuse et inquiète, je me décide à tirer l’affaire au clair. La robe est sombre, elle me toise, une rose en perle noire brille au milieu du décolleté, une vraie tenue de cérémonie. Justement elle va commencer, la cérémonie. La robe, je l’enfile devant mon unique spectateur : dans la glace une femme élégante,  premier prix de conservatoire me regarde, elle s’apprête à entamer une sonate de Bach, Marie-Clothilde c’est elle, c’est sûr, dans ma tête, un tonnerre d’applaudissements, dans le salon une mouche termine son agonie. Ma mère gigote autour de moi, me remonte les bretelles, refait le nœud plusieurs fois, tire sur le jupon, elle est à son affaire. Et moi ? Où est mon affaire, où suis-je dans cette affaire ? Je me sens disparaître, m’effacer derrière Marie-Clothilde toute puissante, strictement irréprochable jusque dans les moindres encoignures. Qui suis-je pour ma mère, qui voudrait elle que je sois ? Un cadeau c’est parfois une demande pensé-je, une demande à l’autre d’être autre parce que c’est tellement difficile d’accepter que l’autre soit autre. Moi aussi parfois…

 

 Le sac à mes pieds me fait de l’œil, je sens qu’il n’a pas dit son dernier mot, je m’approche, ma mère me précède, nous traversons une période de fortes turbulences, je dois maintenir le cap à tout prix, équipage fragile à bord, risque de perte définitive.

Une petite voix émerge au fond de moi, une petite voix qui questionne ou plutôt qui se moque, une voix qui a le même ton que celle de mon psychanalyste. « Risque de perte définitive ? Equipage à bord ? A bord d’un avion ? L’avion de Saint Exupéry ? Avons-nous décollé ? Décollé de la réalité ? Qui conduit l’avion ? Qui monte dedans ? Qui a peur et de quoi ? »

J’ai peur. J’ai peur du sac, un peu, mais j’avance, la main... Ma mère me devance et brandit à bout de bras un immense tissu en voile, c’est une explosion de couleurs, le bouquet final, la cerise sur le gâteau, le meilleur pour la fin, les meilleurs partent toujours les premiers, jaune cocu, rouge passion, je perds pieds…

Une voix me rassemble et les morceaux se rejoignent : rassemblement des troupes me crie la voix tonitruante de mon grand père.

J’atterris, la piste est ensoleillée, tous les tons de rose y sont répertoriés,  quelques touches de jaunes, de rouges coexistent et donnent un peu de relief. A côté, ma mère secoue une large ceinture de soie, c’est une tenue de geisha.

Elle la pose délicatement sur mes épaules, on dirait qu’elle manipule une feuille d’or, elle s’applique, je la regarde, elle est dans son monde, plus rien ne peut l’atteindre.

 

Sauf le téléphone !

La sonnerie retentit et ma mère se rue sur son objet préféré, elle en use à loisir avec sa mère et sa sœur une fois par jour, et avec nous ses enfants dès qu’elle le peut.

 

La conversation a commencé, toujours la même, elle n’a pas pris une ride, la conversation, la mère de ma mère non plus, sous son visage une nappe d’acide hyaluronique frémit, abreuvée par les pluies régulières de ces injections qui lui coûtent les yeux de la tête, d’ailleurs, une fois, elle a bien failli en perde un, l’esthéticienne avait dû mal viser, il avait viré au rouge sang, on aurait dit un lapin nain, ceux qui sont tout blanc avec des yeux rouges, elle n’a jamais été très grande non plus.

 

Ma mère : « Ninou ? »

Le ton couvre toutes les sonorités du plus grave au plus aigu, faisant vibrer plus encore le ton de la surprise chaque jour répétée, inlassablement, à la même heure, avec autant d’ardeur.

On dit que dans un couple, il faut briser la monotonie, le couple de ma mère et de sa mère fonctionne à l’inverse, moins il y a de surprises plus c’est excitant comme une pièce de théâtre tellement répétée qu’elle en devient plus vraie que nature et pourtant…

 

Sa mère : « Titou ? »

Les mots de passe sont donnés, Titou pour ma mère, Ninou pour la sienne, tout va pouvoir commencer, je me laisse bercer.

Un pépiement d’oiseau, d’un oiseau particulièrement excité, vient à mon oreille, cela est rassurant finalement, la vie en deviendrait presque moins triste, les mots se dissolvent, seule la voix raconte une histoire, une histoire que seules elles  peuvent comprendre.

 

Je choisis le grand canapé du salon pour m’assoupir un peu, je ferme les yeux, toujours le pépiement rassurant, mes pieds effleurent la veste en renard jetée négligemment sur l’accoudoir. Lorsque j’étais enfant, j’adorais traîner au lit le matin, mon passe temps favori étant de faire glisser un bout de drap  entre mes orteils, cela pouvait durer des heures, c’était un grand moment de volupté, je suçais aussi mon drap comme d’autres sucent leurs pouces et lorsque j’avais du mal à m’endormir, je faisais les deux. Le drap a été pour moi un véritable compagnon d’enfance,  j’aimais lorsqu’il s’assouplissait et prenait l’odeur du temps, après je l’ai aimé comme complice d’une volupté plus affirmée.

Je me suis endormie sur le ponton menant au bateau de mon grand père, mais le bateau n’est plus là et le port non plus : le ponton flotte sur la Loire, en face je peux voir la maison de ma grand-mère, cette vieille maison de famille ; en contrebas, un renard à taille d’homme me fait signe, devant lui ma mère en tenue de geisha me crie de rentrer, je détourne le regard : sur l’autre rive, un magnifique piano à queue joue tout seul une sonate de Bach, je porte la robe de Marie-Clothilde, la jolie robe trempe dans l’eau , des poissons chats me suivent, une longue file, dessinant malgré eux une traîne immense, immense et sombre comme la Loire, qui les prolonge à l’infini dans le soir qui s’étire.

Ninou, Titou et moi, Quiquou : d’amour et de méprise, un courant dans l’infini du temps.

 

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