Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
6 décembre 2010

Donner le jour, rendre l'ombre, par Carole Menahem-Lilin

Proposition d'écriture : débuter par une question, puis décliner les possibles réponses. Le texte doit être écrit à la première personne (se mettre à la place d'un personnage).

J'ai donné comme exemple à cet exercice le joli début du livre d'Agnès Desarthe, Mangez-moi , qui s'ouvre sur cette provocation : "Suis-je une menteuse?" . La narratrice commence par expliquer que oui, bien sûr, preuves à l'appui - puis soutient que non, finalement, car... Ces pages pleines d'humour créent une complicité immédiate avec le lecteur.

Dans ce texte, j''ai profité de la première personne pour me mettre dans la peau d'un personnage qui n'est pas moi, et dont l'existence est bien différente de la mienne. C'est donc un "je" de fiction. Et j'ai un peu triché, car ma question est indirecte: c'est celle qu'on pose trop souvent à cette femme sans enfants.

carolepersiennesDonner le jour, rendre l'ombre


A force c’est agaçant. "Comment, tu n’as pas… ?" me répète-t-on. Non, moi je n’ai pas donné le jour ; j’ai donné l’ombre. Souvent.

J’ai donné l’ombre à mon homme, quand nous tirions les persiennes en plein midi pour nous faire un temps à nous. Ce que j’ai aimé l’aimer, dans cet espace strié de pénombre. Une raie éblouie : un battement de cœur. Une raie sombre : un battement de reins. Enchâsser de lumière la transformation obscure du corps, que le désir allège, que le sang ravive. Mais y donner la clarté vorace du jour ? Non, à quoi bon ? Plutôt l’ombelle lente de la semi clarté.

"Oui, bon, hum. Donc, tu n’as pas … ?"

Non, je n’ai pas donné, vous dis-je : j’ai rendu. Rendu leur ombre à des hommes et des femmes qui erraient d’avoir été trop violemment, sous la lumière des projecteurs, projetés. L’éclat avait tué leurs désirs, et annulé leur nom. La pénombre du cabinet, où ils rêvaient un songe éveillé, leur a restitué leurs vertiges, leur impatience rajeunie.

L’ombre, ne vous en déplaise, est bonne conseillère.

 

"Oui, nous savons que tu…! et nous t’admirons pour cela. Il n’en reste pas moins que tu es une femme. Et en tant que femme, ne regrettes-tu pas… ?"

D’avoir été exposée au plein jour de la notoriété ? Non, pas vraiment. D’ailleurs, il ne faut rien exagérer, mes chères, ma réputation est petite, et n’excède pas un service hospitalier, deux revues spécialisées, et trois lignes dans la rubrique « psychiatre-psychanalyste » des pages jaunes.

 

"Et tout de même quatre livres !"

Non, cinq. Mais peut-être avez-vous oublié le dernier…

 

Mais non. Elles savent tout cela, mes chères sœurs et amies, et m’envient parfois. Je me demande bien pourquoi. Je me suis contentée de prendre la vie par le bon bout, comme dit, je crois, Rouletabille dans le Mystère de la chambre jaune ; le bon bout de ma raison. Ce que je savais faire, je l’ai fait. Ce que je n’ai pas su faire, je m’en suis fait une raison.

Ni la raison, ni la déraison, ne m’ont conduit à enfanter des enfants vivants. Mes petits sont restés du côté de l’ombre, ils sont mes anges à moi, nuages de beau temps dans une nuit bleue. Ils sont des projets d’enfants, des fœtus jamais nés.

Si j’en ai souffert ? Que vous importe ? Ce n’est pas pour cela que vous venez me trouver. Vous aimez mon côté solaire, dites-vous ; vous aimez que je vous rassure. Peut-être êtes-vous mes enfants jamais grandis.

 

Et malgré tout, toujours cette question : « Ainsi, tu n’as pas… ? » Comme aux célibataires on demande toujours des nouvelles de leurs amours. Comme si on ne pouvait définir l’autre que par ce qu’il n’est pas.

Eh bien non, je suis moi. Et, peut-être parce que je côtoie tant d’endeuillés, toujours prompte à baisser sur mes regrets les paupières de la ferveur.

 

Ah, me disent-elles, comme déçues que l’histoire s’arrête là. Et ma souffrance, qu’en font-elles ? Et ma colère ? Car je possède une rage, même si elle ne me possède pas. Cependant, si elles continuent de m’aiguillonner…

J’entends leurs « hum » et leurs « Et donc… ? » comme si elles se prenaient pour moi. Etre la confidente autorisée de la Grande Confidente. S’asseoir sur mon fauteuil…

 

Mais la question, toujours, en boucle revient : « Et donc, tu n’as pas réussi à… »

A donner le jour au jour ? Mais si, mes belles. Dans le bois dormant de mes songes, j’ai donné naissance au petit Jour de l’analyse et à la jeune Aurore de la compréhension. Ils ont été, hélas, dévorés par l’ogresse.

L’ogresse, si je vous assure. Qui pourrait bien, si vous continuez…

 

Ah tiens Ivette cette IVG, ça c’est bien passé ?

Et ton beau petit Jésus, ma chère Marie, c’est bien un enfant éprouvette ? Non ? Un enfant réprouvé, alors… Non plus ? Tout de même, il me semblait…

Anne, cette procédure d’adoption ? Interroge ton désir, ma chérie. Interroge ton désir.

 

On peut être femme sans être mère, mes amies. Amen et bon vent.

Carole Menahem-Lilin, décembre 2010

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité