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31 janvier 2011

Mais, par Carole Menahem-Lilin

Ce texte a été inspiré par la "phrase déclencheuse" : "A l'horizon tout est possible".

Mais.

 

A l’horizon tout est possible. Dit-on souvent. Mais.

Mais pour Tiphaine, l’horizon était devenu impossible. Elle ne se sentait bien que dans les espaces très petits et confinés. Confinés, c'est-à-dire sans fenêtres ou tout comme. Elle était le contraire de claustrophobe : agoraphobe. Lui avait-on expliqué. Elle aurait dû en souffrir.

Mais.

 

Depuis qu’elle ne sortait plus, ce « mais » était devenu sa béquille. Elle ne savait pourquoi, elle devait en ponctuer tous ses propos. Et même ses pensées. Une couverture chaude, sous laquelle enfouir sa tête : « mais ». Une épaule amicale sur laquelle s’appuyer pour avancer : « mais ». Une étreinte enveloppante en laquelle se laisser aller : « mais ».

 

« Mais pas du tout ! » s’exclama, ce jour-là, sa mère en l’entendant tenir ces propos. « Le ‘mais’ est privatif. Il sous-entend un retrait. Voire une objection. Ma chérie. »

Une privation, ah, se dit Tiphaine. Un retrait. Elle sentit son regard se faire acéré, et en eut mal, comme si sa lucidité pouvait blesser sa mère, ou la transpercer elle-même. Elle se sentit, aussi, mélancolique : l’innocence, même alliée à l’agoraphobie, n’était-elle pas préférable à ce soudain désenchantement ? Jusqu’alors, elle s’était efforcée de considérer Maman comme bienveillante à son égard. Bienveillante, quoique très distraite.

Peut-on en vouloir à quelqu’un pour sa distraction ? Non.

Mais.

Mais quoi ? Pour la première fois, le « mais » n’aidait pas Tiphaine. Elle voulut enfouir sa grosse tête de bébé trop vite grandi contre le cou de sa mère, espérant un autre genre de recours. Mais Mme Lacoeur se recula vivement.

 

Ce n’était pas que Tiphaine n’était pas jolie, non. Trop maigre, c’est sûr, pour une si grosse tête, auréolée par surcroit de bouclettes vaporeuses. Une tête que Tiphaine avait du mal à porter, est-ce pourquoi elle voulait la poser sur son épaule à elle ? Dieu merci, elle-même l’avait solide. La tête. Et bien sur ses épaules.

Donc, très jolie était sa fille, malgré sa fragilité.

C’était cette fragilité qui dégoûtait Mme Lacoeur. Et cette manie de ne plus sortir ! De s’enfermer dans sa chambre, de s’y enfoncer même, comme dans une grotte. Elle avait voilé la haute fenêtre de lourds rideaux, à travers lesquels glissait une lumière ocre. C’était joli d’accord. (Mme Lacoeur pensait souvent « joli » à propos de Tiphaine. Mais cela ne la lui rendait pas plus chère. En disant « joli », elle pensait « douceâtre ».)

Heureusement, sa fille ne vivait plus sous son toit. Mme Lacoeur ne l’aurait pas supporté. Elle n’avait d’ailleurs jamais supporté grand-chose de Tiphaine. Tiphaine Lacoeur, petite poupée. Trop sage, trop polie, dès avant sa naissance, alors qu’elle, Mme Lacoeur, aurait voulu de la vie, des coups de pieds avant l’accouchement, des pleurs interminables après, des pleurs d’appel, de faim, de colère. Elle enviait ses amies dont les bébés ne les laissaient pas dormir. Petite Tiphaine, même quand elle ne sommeillait pas, reposait silencieuse, apparemment indifférente à la vie, indifférente à sa mère. Mme Lacoeur s’était sentie si peu mère avec son aînée... Elle en était restée vaguement écoeurée.

Heureusement, moins d’un an plus tard était né Théobald. Théobald avait donné entière satisfaction à Mme Lacoeur. C’était un garçon robuste, qui réclamait, et piquait des crises quand on ne lui donnait pas. Et il n’y avait qu’elle pour l’apaiser, alors que Tiphaine ne réagissait – oh faiblement, oh avec douceur – qu’au timbre grave de la voix de son père. « Ecoute comme elle chantonne ! » disait Mr Lacoeur, ravi, en berçant sa fille. Chantonner ? Ronronner tout au plus, corrigeait la mère. Ronfloter. Mme Lacoeur avait donné le jour à une poupée aux cris de petit chat. Elle aurait bien volontiers laissé son mari s’en occuper totalement : lui-même était un peu chat, un gros matou, et il aimait embarquer la petite dans sa fourrure. Il l’emportait, serrée dans un sac ventral, quand il partait rôder en quête d’un sujet à photographier. Car Mr Lacoeur avait été un photographe, correctement coté, mais un peu louche. Même quand elle avait grandi, il avait volontiers emmené sa fille avec lui, partout ou presque partout. Dieu merci, elle n’était pas avec lui le jour de l’accident.

Il n’empêche. Depuis qu’il avait disparu, en tombant d’un toit (a-t-on idée de grimper sur un toit à cinquante-cinq ans, même pour photographier d’en haut et de nuit la ville lumière ?), depuis ce regrettable accident, Tiphaine ne tournait pas rond. Mais avait-elle jamais tourné rond, se demandait Mme Lacoeur. Une fille indifférente à vous, mais réclamant une aide constante, surtout depuis qu’elle ne sortait plus…

 

C’est Théobald à présent qui s’occupait de sa sœur. Ils vivaient tous les deux dans cet appartement. Lui poursuivait ses études à la fac, elle par correspondance. On se demande pourquoi, pensait Mme Lacoeur : que ferait sa fille d’un diplôme, si elle refusait de sortir ?

Théobald disait trouver du charme à la situation. Du charme, oui, c’était ainsi que s’exprimait son fils – un charmeur. « Tiphaine me calme, Maman, disait-il. Elle m’apaise. » Ah bon.

Son père, déjà… Tiphaine, petite poupée à son frère. Petite poupée à son papa. « Oh non, n’allez pas me dire… » se révolta Mme Lacoeur en entrevoyant l’idée immonde. « N’allez pas… et je n’aurais rien vu ? » Mais personne ne disait rien et d’ailleurs ce qu’elle avait entrevu était faux. Alors, après avoir froncé, de dégoût, son joli nez, Mme Lacoeur se calma. Elle se força à sourire, à éclairer son regard, à lisser ses rides.

« Je te le répète, ‘mais’ est privatif, ma petite chérie », proféra-t-elle une dernière fois, avant de se forcer à biser la joue de Tiphaine. « Oui Maman », opina poliment celle-ci. « Au revoir Maman ».

 

A son frère, lorsqu’il revint ce soir là, Tiphaine confia : « J’ai compris quelque chose de Maman aujourd’hui. Mais, mais, mais. Elle le pense mais ne le dit pas.

- Tu as raison, convint Théobald. A ton propos, elle pense, mais ne dit pas.

- Papa par contre…

- Papa t’aimait. Oui, oui, oui.

- Tu n’étais pas jaloux ?

- Ouh, ouh, ouh ? Non, non, non. J’aurais dû, uh uh uh ? »

Leur petite chanson les mit de bonne humeur et Tiphaine, pour la première fois depuis le décès de son père deux ans plus tôt, eut envie de sortir : ils allèrent en boîte, dans une cave. Ça pouvait aller, on ne risquait pas d’y tomber. En tout cas, pas de très haut.

« Est-ce si sûr ? » pensa Tiphaine en avisant un type petit, plaisamment rembourré et au sourire de chat, qui lui plaisait, plaisait, plaisait. Mais, mais, mais. « Vais-je tomber amoureuse ? » se demanda-t-elle.

Elle fut prise de vertige mais n’eut pas le temps de s’en inquiéter, car le type vint l’inviter à danser, et à sa grande surprise elle accepta. Sans « mais » aucun.

 

La suite est une autre histoire.

Carole Menahem-Lilin

 

 

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