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7 décembre 2011

Badinage à bâtons rompus, par Jacqueline Chauvet-Poggi

Une phrase pour commencer, une phrase pour finir...

 BADINAGE A BATONS ROMPUS

 

automneQue pensez-vous de voyager au printemps, madame ? C’est charmant à cette saison là,  vous ne trouvez pas ?

Ils sont assis face à face dans un wagon de TGV. C’est un monsieur ‘bien mis’, dira-t-on, de ces hommes qui ont très longtemps ‘autour de la soixantaine’. Elle est un peu plus jeune, élégance discrète, visage agréable. Elle vient de poser son livre sur la tablette et regarde défiler le paysage. C’est le moment qu’il a choisi pour entamer une conversation. Elle n’a pas très envie de bavarder, mais comme il a l’air courtois, elle répond.

 -C’est vrai. Mais je me déplace trop rarement pour comparer

 -Eh bien moi, qui voyage souvent, je peux vous dire la saison la plus détestable. Savez-vous  laquelle ?

C’est parti, pense-t-elle. Il se penche en avant, avec le sourire de quelqu’un qui s’apprête à passer un bon moment. Elle aussi sourit et dit.

-L’hiver, je pense. Il fait froid, les jours sont courts.

-Non, non. L’hiver a beaucoup d’avantages. Il y a en général moins de voyageurs, souvent des habitués qui savent être discrets. Dans le paysage qui défile les champs sont labourés, propres, offrant toutes les gammes de brun. Les arbres, les vignes dépouillés ont une élégance graphique que la vitesse du train transforme en diaporama.

 Il parle bien, elle se prête au jeu et le relance.

-Mais la nuit tombée que deviennent ces images ? Et l’arrivée dans le froid, brrr….

-Ah, il faut savourer la beauté des villes la nuit ! De loin c’est une broderie étincelante sur fond de velours noir, on ne voit plus leur banalité. Et quand on débarque, qu’on se promène dans les rues illuminées, on se sent enveloppé, protégé, on a laissé la nuit loin dehors.

-Quel lyrisme ! Mon regard sur l’hiver va changer ! Mais alors quelle est la saison détestable ?

 Il se carre dans son siège, elle sent qu’il est à son affaire et qu’il va débiter un couplet qui lui tient à cœur.

-L’automne, madame, l’automne ! L’automne c’est l’agonie. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a choisie pour honorer les morts. Les gens ont l’air triste, leurs vêtements sont humides, ils sentent le chien mouillé. Au dehors je trouve indécent le lent strip-tease des arbres qui perdent leurs feuilles. Quand les feuilles deviennent inutiles, quand elles se flétrissent, elles devraient tomber d’un seul coup et non nous imposer leur lent dépérissement.

Tenez, pour moi qui aime les femmes, l’automne me serre le cœur autant qu’une femme vieillissante.

 Tiens, il aime les femmes, la galanterie pointe son nez. Mais quel goujat ! Je lui en donnerai, moi, des automnes de femmes !

 -Alors là, je ne suis pas d’accord. Il y a de la beauté dans les feuilles mortes. Combien de poètes ont chanté leurs couleurs, le craquement de leur tapis sous les pas. Pour moi, j’éprouve plutôt un apaisement après la brûlure de l’été. Et en tant que femme, j’apprécie l’automne de la vie où commence le temps de la lenteur, de la méditation.

 -Pardonnez-moi si j’ai été un peu rustre. C’est que je ne parle que du point de vue du voyageur et vous, vous raisonnez en sédentaire. Le voyage c’est ma vie, mon pays, j’en parle comme d’autres de leur patrie. Mon monde, c’est les voyageurs et les paysages. C’est à leurs changements que je prends conscience des saisons qui passent.

-N’est-ce pas toujours un peu la même chose ? Le train c’est tout de même un vase clos.

 Il a un léger recul et fronce les sourcils. Il faut donc qu’il explique ? Se peut-il que quelqu’un qui voyage ne le comprenne pas ?

-Mais chaque fois est une première! Ma capacité d’émerveillement est intacte, ma curiosité jamais émoussée, mon observation toujours en éveil. J’emmagasine tout dans mes souvenirs comme un collectionneur. Maintenant, je peux vous montrer que j’en ai de plus gais, en été, par exemple.

-Bonne idée, voyons un peu. Les voyageurs sont-ils plus supportables? Le paysage plus souriant?

 Elle dit cela avec un sourire ironique, ravie de le mettre en boîte. Faisons donc le tour complet , je saurai tout !

-Voilà que vous vous moquez! Oui, l’été est un vrai plaisir dans un train. Les voyageurs sont plus jeunes, plus gais. Les femmes sont belles, enfin débarrassées des pantalons, collants et autres pelures décourageantes. Elles offrent à la caresse du regard leurs décolletés à la peau fine et émouvante. Elles croisent haut leurs jambes bronzées de sportives, leurs genoux où on a envie de poser sa main. 

 Elle fait mine de sursauter comme si elle était choquée mais ses yeux disent le contraire.

-Rassurez-vous, c’est le point de vue de l’esthète, pas du voyeur ni de l’obsédé! Mais personne n’est insensible à cette joie de vivre si insolemment exposée. Ce doit être un effet de la lumière vive qui baigne tout à l’entour. Même sur un trajet banal on est saisi par la beauté des champs où mûrit une moisson féconde, du moindre jardin égayé par des fleurs. Et si on a la chance de longer la mer, le déploiement de tous ces bleus intenses et scintillants est une merveille.

 -Je vous sais gré de me décrire ces visions joyeuses. Je vois que vous n’avez retenu cette fois que les aspects positifs, même si tout n’est pas aussi beau que vous le dites. Mais c’est réconfortant de constater que vous pouvez être enthousiaste. Il nous reste à parler du printemps que vous trouvez si plein de charme.

 -Le charme, en effet, tout est là. Le printemps c’est un entre-deux, entre le trop et le pas assez. Tout est à la fois doux et vigoureux, les arbres et leurs feuilles neuves si tendres, les champs où les semis qui lèvent forment un fin duvet, la lumière dans les rayons obliques du soir. Chacun se sent entrainé dans la dynamique de quelque chose qui commence, même si c’est au prix d’une rupture, de l’abandon d’une partie du passé. Les mines sont détendues, les visages avenants, On a envie de se sourire, de s’aborder, d’échanger.

 Mon bavardage d’aujourd’hui le prouve bien, même si j’ai peur qu’il vous importune.

 C’est vrai qu’il est bavard, mais agréable à écouter. Par contre il parle peu de lui et je sens qu’il y a dans sa vie autre chose que ce qu’on voit depuis le coin fenêtre.

-Pas du tout. Votre conversation m’a fait découvrir une autre façon de voir le monde. Chez vous tout est mouvement, vos images sont des films plutôt que des photos, c’est intéressant. Grâce à vous je n’ai pas vu passer le temps et je regrette d’avoir à descendre à la prochaine gare. Cependant peut- être pourrez-vous  répondre à une dernière question, si vous ne la trouvez pas trop indiscrète. Voilà, à travers vos propos il m’a semblé que le printemps évoquait pour vous autre chose que des souvenirs de voyage. Je me trompe?

 La réponse ne vient pas immédiatement. Pour la première fois son visage est grave. Il laisse un moment son regard suivre le paysage qui défile. Puis il pousse un soupir et, à nouveau souriant, se penche en avant pour souligner que ses propos vont être plus intimes, moins badins. Il se sent en confiance devant cette étrangère à l’observation si fine.

 -Belle perspicacité, en vérité. L’anonymat de notre rencontre me permet de vous raconter cet épisode. Je n’ai pas toujours voyagé seul. J’ai eu un certain temps une collègue qui avait les mêmes missions que moi. Nous prenions les mêmes trains, descendions dans les mêmes hôtels et nous vivions ces déplacements avec la même gourmandise. Nos points de vue et nos observations se complétaient de façon enrichissante. Bien entendu nous sommes devenus en plus en plus proches, nous ajustions nos agendas pour voyager ensemble. Et puis elle s’est mise à planifier nos escales, voulant choisir les mêmes hôtels, pour y retrouver des habitudes, disait-elle. Elle s’est arrangée pour que nos missions soient plus longues dans un même lieu, bref je voyais arriver le moment où elle proposerait de jeter l’ancre, de s’établir dans l’immobilité définitive. Un beau jour de printemps je devais la rejoindre pour vivre avec elle une surprise, annonçait-elle. J’arrivai tout guilleret, animé d’envie d’espace et de mouvement, comme cette saison fait toujours naître en moi. Le rendez-vous était devant un joli immeuble au bord d’une plage. Je m’approchai du tableau des sonnettes où figuraient les noms des occupants. La surprise, ce fut de voir nos deux noms, appartement 8, troisième étage. Je me suis senti piégé, englué dans un projet mortifère…..

Et je suis parti. Les choses sont comme ça quand on voyage, n’est-ce pas, madame?

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