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20 juin 2012

Vernissage, par Jean-Claude Boyrie

 

 

Vernissage.

 DI ROSA

Laurence se penche vers moi, l'air préoccupé.

« T'as vu le courrier d'aujourd'hui, Fred ? 

  - Vaguement, vaguemestre ! Qu'est-ce qui te chagrine ? Le tiers provisionnel à payer ? Si ce n'est que ça, fallait t'y attendre. Surtout pas de panique, on a jusqu'au 15.

  - Je voulais parler du carton d'invitation.

  - Non. J'ai pas dû voir ça.

  - Où t'as les yeux ? Tiens, la voilà.  »

Zut. Il s'agit d'un vernissage. Je regarde Laurence, catastrophé. Cet oiseau de mauvais augure m'annonce un malheur programmé. Woody Allen (ça doit être lui) classe le vernissage parmi les fléaux de ce monde, juste après le cyclone et les tremblements de terre, mais avant la peste et le choléra. Pas réjouissant !

Je tente de rassurer ma compagne, en appliquant la méthode Coué. Pensée positive : à tout cataclysme, il existe une parade. Par exemple s'enfermer chez soi, verrouiller les issues, en attendant que le phénomène en question soit passé.

« Oui, reprend-elle, mais là, je crains que ce ne soit pas possible....

  - Ah bon... Et pourquoi ?

  - Parce que l'invitation vient de Jeff Larnaqueur. Même qu'il a ajouté de sa main : « En espérant te voir... Bien à toi ! »

Jeff. Ce nom me fait l'effet d'une bombe. Ce soi-disant artiste est le pire barbouilleur de cru que j'aie jamais rencontré. Il vit et travaille à Clapas-sur-Lez, pour ma plus grande contrariété. Sa recherche actuelle porte sur l'excentricité dans l'expressionnisme brut underground. Sa devise est : « Le réel existe, mais je ne l'ai pas rencontré ». Il ne conçoit une oeuvre plastique forte qu'en remplissant un vide absolu. Ses empâtements de couleurs saturées semblent sortir d'un volcan en éruption. Ça dégueule de vomissure à plein tube, comme du cratère jaillissent les scories, une lave en fusion qui fige en se craquelant, sillonnée de multiples fissures. D'où ma furieuse envie de casser la croûte, au sens propre. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?

C'est que Jeff Larnaqueur est un personnage incontournable. Pensez donc... La municipalité passe par lui pour toutes ses commandes officielles. Il vient juste d'achever le décor peint des salons de l'Hôtel de ville. Or, j'ai besoin de quelqu'un de bien en cour et de son réseau de relations pour décrocher mon permis de construire, enlisé dans les marais.....

« Aucun doute, fais-je en soupirant, puisqu'il faut en passer par là, nous irons. »

Laurence hoche de la tête. Après tout, un permis vaut bien une messe, et même un vernissage.

L'ennui, c'est que ce genre de manifestation a forcément lieu dans un endroit impossible (en l'occurrence un quartier où l'on ne peut pas se garer) et tombe toujours, comme par hasard, au moment le plus inopportun de la semaine : un samedi soir. C'est un objet dérangeant non identifié, qui traverse le ciel serein d'un agenda soigneusement planifié avant de se crasher dans votre emploi du temps. Mais comme je l'ai dit, pas moyen de se dérober. Ni d'ignorer ces quatre lettres assassines qui figurent sur l'invitation : R.S.V.P.

Allez savoir pourquoi Jeff expose ses oeuvres la salle des « pas perdus » (justement nommée) du Mont-de-Piété... Un lieu que j'associe étroitement aux moments de débine. Et qui se situe, faut-il le rappeler, en zone bleue. Je me vois d'ici sortant tous les quarts d'heure de ce tragique décrochez-moi-ça pour mettre des pièces dans l'horodateur.

Exaspérant.

Laurence est ma bonne fée. Elle a toujours des solutions dans son sac à malices. Même parfois d'excellentes. Puisque c'est comme ça, dit-elle, on se garera en double file. Il suffira qu'elle reste au volant, guettant du coin de l'oeil les allées et venues des contractuels. Qu'elle déplace un peu la voiture, au besoin, prétextant l'arrêt-minute. Pendant ce temps, je fais le tour des tableaux, vite fait. J'avale au passage une demi-douzaine de canapés caoutchouteux. Une coupe de champagne à l'appui, si ce pingre de Jeff en a prévu. Même deux, tant qu'à faire, mais pas plus : je n'ai pas encore mis l'alcootest dans ma boîte à gants. Ensuite, avec Laurence, on permute nos rôles. C'est moi qui l'attends dans la voiture pendant qu'elle fait une apparition au vernissage, comme la Vierge à Fatima. De la sorte, une fois qu'on nous bien aura vus tous les deux, on s'esbigne, on rentre chez nous fissa. Devoir accompli. Le tour est joué.

Oui mais... il y a un hic. Jeff est peut-être un fat, mais il a oublié d'être idiot, et je le sais carrément susceptible. S'il capte qu'on n'est venus à sa réception que pour lui parler de notre dossier en carafe, on n'est pas près de l'avoir, ce permis.

Lasse de mes atermoiements, Laurence, habituellement patiente, jette l'éponge.

« Dans ces conditions, fait-elle, je tiens le bon plan. Tu iras au vernissage tout seul et par le tram. Et puis, c'est un mode de transport écologique. Au moins comme ça, tu n'auras pas de souci de stationnement. »

Je fais la grimace : à à six heures du soir, tout le monde débauche, c'est la cohue, les rames sont bondées. En consultant le répertoire des transports en commun, je vérifie que la ligne deux, le tramway à fleurs, s'arrête à cinq cent mètres du Mont-de-Piété. Pour peu qu'il pleuve le soir de la manifestation, ça va être galère. Vous me voyez me pointer au vernissage avec un habit détrempé ?

….................................................................................................................................................................................

« Hello, Jeff !

  - Mais c'est Fred ! Ça alors ! C'est gentil à toi d'être venu....

  -  Normal ! Tu sais combien j'aime ton travail. Pour rien au monde, je n'aurais manqué ce rendez-vous.

  - Tout de même, ça fait une paye....

  - Oh, deux ou trois ans, pas plus....

  - Au fait, qu'est-ce que tu deviens ? Mais là... j'hallucine : « Transgression XXI » est accrochée dans le mauvais sens !

  - Moi, j'mettrais jamais un truc pareil dans ma salle à manger.  - Tu ne devineras jamais la cote qu'atteint « Orgasme XVI » : adjugé 670000 € chez Christie's, sûr qu'on va friser le million à la vente de Sotheby's. Pas croyable !

  - Of course ! Encore les Américains qui font monter les enchères !

  - Ouaouh, l'art c'est ça, cela relève de la confrontation permanente à la fois esthétique et physique. En tout cas, c'est pas fait pour faire beau. Juste pour exister.

  - Notre génération est celle de l'hyperartiste autonovateur.

  - « Voyage transcendantal », c'est l'irruption de l'inhumain dans l'interhumain. Ou l'inverse.

  - Plus c'est génial, moins on a l'impression de comprendre quelque chose !

  - T'as qu'à lire le cartel : polyuréthane, acier inoxydable, ripolin, papier toilette et skaï, un bon passage au karcher pour terminer. Couleur dominante : le bleu marine,avec toutes ses nuances psychologiquement ténébreuses. Sujet : le spectateur verra, selon sa préférence, un tank renversé, un buffet d'orgues, ou une machine à coudre.

  - Est-ce qu'on peut foncer vers le futur l'oeil rivé sur le rétroviseur ?

  - T'as vu la femme du maire, comment elle est attifée ? Avec les moyens qu'elle a ! 

  - Trop d'invention nuit, ça donne le tournis. L'abstraction, c'est no future.

  - Finalement, on ne va pas remettre la toile à l'endroit, je trouve que c'est mieux comme ça.

  - Un peu comme les T shirts, notez : la marque à l'encolure sert de repère.

  - Vous reprendrez bien de l'anchoïade ? Elle est extra.

  - Trop salé pour moi. Je suis plutôt à gauche et caviar.

  - Ça, du caviar ? Mon oeil ! Ce sont des oeufs de lump ?

  - C'est quoi, la technique de « Nu bleu sur fond bleu » ?

  - Pose la question à Jeff. C'est lui qui a commis ça.

  - Élémentaire, mon cher Yves : le modèle enduit d'acryliques s'est vautré sur le support.

  - Vous devriez essayer le palper-rouler, c'est un remède souverain contre les capitons.

  - J'aime aller à l'extrême dans ma relation interactive avec les modèles....

  - Parole ! Il est craquant, ton petit tailleur !

  - J'ai trouvé ça la semaine dernière aux journées dingues des Galeries Farfouillette.

  - T'as de la chance ! Moi, j'ai pas trouvé une seconde pour faire les soldes.

  - Le foie gras, c'est comme les roses, on ne s'en lasse pas.

  - Un seul souci, ça disparaît tout de suite du buffet.

  - Faute de foie gras et de grives, on mange du merle.

  - Je croyais le merle espèce protégée ? -

  - Exception faite du pâté, provenance Corse garantie .

  - Alors Fred, quand est-ce que tu nous invites à pendre la crémaillère ?

  - J'aimerais bien fêter notre installation avec tous nos potes, c'est juste que la maison n'est pas construite. On n'en est même pas aux fondations.

  - T'as toujours été original... Et t'attends quoi pour commencer ?

  - Le permis, rien que ça. Paraît que mon terrain se trouve en zone inondable.

  - Tu m'en diras tant....

  - C'est toute une histoire, je profite de l'occasion pour t'expliquer....

  - Pas le temps, mon vieux, on verra tout-à-l'heure. À propos, je te présente Valentine. [ Tout bas : c'est mon égérie, enfin tu vois... elle m'a servi de modèle pour « Addiction 95 C » ]. Val', voilà Fred, un copain d'avant. Bon, je vous laisse un moment... Surtout pas de bêtises, hein ? Je dois saluer l'adjoint aux affaires culturelles, qui vient d'arriver.

  - C'est donc vous, Fred ? Jeff m'a tant parlé de vous !Vous devez être peintre, comme lui ?

  -  Oh, juste le dimanche. En semaine, je fais plutôt de la quincaillerie en gros.

  - Quincaillier ! Quel métier merveilleux ! Des joints! Des clous ! Des vis! Des boulons ! Des écrous ! Des dents d'engrenage. Autant d'objets courants qu'on peut détourner pour en faire une oeuvre d'art. »

 

vernissage

Mon métier ne demande aucune imagination. Rien à voir avec celui d'artiste peintre ou d'écrivain. S'il me fallait (supposition absurde) écrire une nouvelle, il me semble que j'utiliserais comme Jeff, des matériaux de récupération. Vous savez, ces propos dépourvus de sens, phrases picorées ça et là comme des petits fours, petits riens que l'on échange à l'occasion d'un vernissage.

Je n'aime pas mélanger les genres, mais décidément, cette Valentine me plaît. À considérer sa plastique irréprochable, j'en arriverais presque à oublier mon histoire de permis. Dire que j'étais venu pour ça ! De toutes manières, les vernissages, ce n'est pas mon truc.... Inutile d'attendre. Je ne suis pas près de revoir le maître de cérémonie. Plus impérial que jamais, revêtu de sa veste noire, il a disparu dans la foule de ses invités, s'est englouti dans un parterre d'élus. Bon, c'est pas tout ça, mes amis, il se fait tard, faut pas que je rate le dernier tram. Je ne suis ni artiste, ni écrivain, mais quincaillier et ce n'est pas le moment de péter un boulon.

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