Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
22 septembre 2012

"Circonvolutions", par jean-Claude Boyrie

« Vivement cet hiver qu'on attende l'été ! »  (2)

 

Circonvolutions

 

LISERONS

L'allée ondule

entre les bosquets, traçant

lacs et entrelacs.

 

Sant Galdric (Carrer de la Font d'Amor), 21 juin, 20 heures.

Méandres et circonvolutions. La glycine, mêlée de liserons, s'enroule autour de la tonnelle. Est-ce qu'elle tourne de gauche à droite ou de droite à gauche sur le continent ? Autres pays, autres mœurs, songe Alice. En Angleterre, on roule à gauche, en France on fait l'inverse. Penser seulement à tailler la glycine juste après la floraison, au-dessus des nouvelles pousses, en début de printemps.

Aujourd'hui, c'est le coup d'envoi de l'été. Bien que le soleil ait déjà baissé, la chaleur est encore étouffante, mais l'éclairage est devenu superbe en lumière rasante.

Une coulée étincelante se faufile entre les buis, glisse sur les feuilles de mûrier-platane, se pulvérise en gouttelettes, chatoyant au milieu de la vigne vierge.

Alice remise ses couleurs, essuie ses pinceaux, renonce à peindre : il est l'heure de se mettre en cuisine. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la jeune artiste n'est pas très popote. Les tâches ménagères en général et la cuisine en particulier la rebutent. Plus tôt, elle a dû changer de carnet de recettes, son invité préféré n'appréciant pas la « panse de brebis farcie ». Avec la cuisine méditerranéenne, il faut assurer. Alice enfile un tablier. Les mains encore barbouillées d'acryliques, elle entreprend de couper les tomates en rondelles. Traces de doigts rouges sur fond rouge, mieux que Malevitch, personne n'y verra que du feu. Pas folle, la guêpe : elle a planté sur l'espalier des variétés anciennes aux formes biscornues, qu'elle sait aussi les plus goûteuses. Alice ne se lasse pas d'admirer la robe vermeille des aubergines de son jardin, la peau serpentine des courgettes, rugueuse au toucher. C'est à plaisir qu'elle assortit les poivrons des trois couleurs : jaune, orange et rouge, avec toutes les nuances intermédiaires qu'elle imagine : une fête pour les yeux, dans la prégnance des saveurs et des parfums ; toute la Méditerranée est là.

L'épluchage des oignons lui cause un gros chagrin. Rien ne l'oblige à en mettre dans... comment dit-on ? La râ-tâ-toye ! Fucking ratatouille ! La jeune Anglaise juge ce terme imprononçable. Artiste-peintre, elle fait son dosage au feeling, aussi bien qu'elle mêle les couleurs sur sa palette. Le résultat final est imprévisible, c'est ce qui fait le charme de l'opération. Quant à l'huile, n'en parlons pas ! Distraite, Alice a tendance à la prélever dans le godet de médium à peindre ou son flacon de vernis. Absorbée par ses activités picturales, la cuisinière improvisée finit par s'en rendre compte à l'odeur. Mais hélas, trop tard !

Alors, elle cherche à se rattraper avec les herbes de Provence ! On lui a dit et redit qu'il faut les ajouter au dernier moment, à dose homéopathique. N'importe : Alice a tendance à renverser le bocal alors qu'une pincée suffirait.

Un coup d'œil rapide à sa montre. Si seulement son compagnon pouvait venir à la rescousse ! déplore-t-elle. Mais Raph' doit être encore à son étude à l'heure qu'il est. Alice n'exige pas de lui qu'il soit à l'heure aux repas. L'emploi du temps d'un architecte, on sait ce que c'est. Surtout, ne pas ressembler à Thérèse. Une femme qu'elle n'a jamais vue et dont elle évite de prononcer le nom. Alice a soigneusement effacé ses traces dans la maison, devenue la sienne. Elle voudrait croire que Raph' a tourné la page.... Définitivement !

Tout de même... s'il pouvait ne pas trop tarder ! Ce soir c'est la fête de la Musique, Alice aimerait bien parcourir à son bras la ville en liesse. Et puis danser, danser, danser, danser....

…..................................................................................................................................................................................

Sant Galdric (atelier d'architecture), 21 juin, 20 heures.

Fin d'une journée ordinaire dans le bureau on ne peut plus commun d'un architecte pas comme les autres, mais qui voudrait bien l'être. Son domaine d'excellence à lui, c'est le foutoir. Pensez donc ! Quinze gros dossiers ouverts simultanément, allez savoir pourquoi, car personne ne les consulte, gisent à même le parquet, crachant à gueule bée une paperasse abondante autant qu'inutile. Épars sur le plan de travail, une équerre, pour que tout soit d'équerre, le tire-ligne et le compas font de la figuration : il y a belle lurette que l'ordinateur les a remplacés.

« Décidément, il y en a qui ont l'esprit tordu ! »

Deux heures durant, l'architecte n'a cessé de fulminer contre son dernier client de la journée, un certain Anatole Venduvent, le « mec plus ultra de la promotion immobilière ».... Ce titre provocateur claque au vent comme une oriflamme.

Venduvent : le bien nommé ! Dans ce pays, ce n'est le vent qui manque, ce sont les terrains à bâtir. Un bien rare sur cette côte en grande partie saccagée, mais qu'on s'obstine à dire « sauvage » au déni de l'évidence et pour attirer les touristes. Des générations de politiques ont défilé, pas un n'a protesté contre le bétonnage intensif du littoral. Quand ce ne sera plus qu'un mur continu, se dit Raphaël, ceux qui viendront ensuite n'auront plus rien à se mettre sous la dent.

Le projet d'Ultra S.A.R.L., c'est une résidence de luxe avec vue sur mer. Le promoteur vient d'acheter à prix d'or le dernier emplacement disponible sur la corniche. C'est là que le bât blesse.

Venduvent, soucieux avant tout de la rentabilité de son projet, rechigne à prélever sur la surface habitable les malheureux cinq pour cent d'espaces verts requis dans son permis. Juste un cache-misère, à peine un alibi... mais c'est déjà trop lui demander.

Écolo, mais pas trop, Raphaël est architecte avant tout. Il vit de l'acte de construire, ce n'est donc pas lui qui va cracher dans son potage. Mais l'homme de l'art refuse de prostituer sa signature. Il y a des limites à tout, un point de compromission qu'il ne veut pas dépasser, lorsque la réputation de son cabinet engagée.

C'est à propos de la disposition des espaces verts que les deux hommes se sont colletés. Qu'en faire ? Où les fourrer ? Le promoteur a repéré sur les plans quelques recoins inaccessibles qu'il juge impropres à la construction. On pourrait valoriser cette place perdue, y disséminer des bouts de pelouse et des parterres fleuris. L'ensemble sera du plus bel effet, n'est-ce pas, une fois garni de plantes exotiques... Les palmiers nains taillés en boule, qui ressemblent à de gros ananas, sa clientèle en redemande... Raphaël verrait plutôt des essences méditerranéennes, mieux adaptées au climat. Et pourquoi pas des végétaux factices en plastique, pendant qu'on y est, c'est plus facile à entretenir, on économise l'arroser, faut pas croire, Monsieur, on en fait de très ressemblants. L'imagination de Venduvent s'envole : les futures plantations, ce sera « le plus de chez Ultra ». Au point qu'il envisage de baptiser sa nouvelle résidence : « Le Jardin des Délices ».

Raphaël est moins enthousiaste, ou plutôt cherche à se donner bonne conscience. Tant qu'à vendre du vocabulaire la dénomination «Jardin des Délires » serait selon lui mieux appropriée. On pourrait aussi parler d'un « Jardin des Caprices », et pourquoi pas du : « Jardin des Supplices ». Venduvent n'apprécie pas l'humour d'Escudié. Pense que c'est à mauvais escient qu'il raille, éraille son projet sans arrêt. Tel un train mal aiguillé mais allant bon train sort de ses rails. À cette différence près qu'un train en train de dérailler finit quelque part par s'arrêter.

Assez joué sur les mots. Finie la récré. Monsieur le promoteur, on se calme, on se ressaisit. En deux temps, trois clics, l'architecte rétablit la session C.A.O. en cours sur son ordinateur, le plan masse de la résidence en projet s'affiche à l'écran. « Bon. Voyons ce que ça va donner ...» Raphaël simuler une version possible conforme aux voeux du promoteur. On dirait un puzzle géant dont les pièces n'arrivent pas à s'emboîter. Venduvent prend cela comme une critique personnelle. Le ton monte. Encore une expression malheureuse de Raph' : pour qualifier les bouts de jardins épars, il use du mot « petas », un terme local d'où vient le verbe « rapetasser ». « Petas » n'a rien d'injurieux, tout le monde ici parle comme ça. C'est juste que le mot sonne mal à l'oreille du bel Anatole. Ce « baron du nord » entend qu'on le traite de « pétasse » et prend cela pour un nom d'oiseau.

Décidément, vous êtes incorrigible, ami Venduvent ! Bon, je vous la fais brève. On va tailler dans le vif, ajouter ou supprimer des trames végétales. Cela ne coûte rien. Corriger, retoucher, rabouter, c'est tout le charme de la C.A.O., n'est-ce pas ? Tenez, je vois une issue possible.... placer les espaces verts sur le toit de la résidence. La reine Sémiramis n'a pas fait mieux.

Dans la bouche de Raphaël, c'est juste énorme ! Fidèle à son habitude, il a cru sortir une galéjade dont son interlocuteur ne peut que s'amuser. Le drame, c'est que Gobe-la-lune prend cette offre au sérieux. Même, il saute sur l'occasion. « Oui, vous avez raison, un jardin suspendu, pourquoi n'y avoir pas pensé plus tôt ? C'est ça la solution du problème !.. ».

Il s'exclame : « Nous ferons mieux que la reine Sémiramis ! »

L'architecte comprend que l'autre n'a rien compris. Que lui a fait une belle gaffe. Il tâche de se rattraper. Démontre par a + b que la toiture terrasse n'est pas conçue pour supporter le poids de la terre mouillée. Trop de précipitation nuit, sans jeu de mot. Car en cas de pluie intense et prolongée, le jardin suspendu se transformera en piscine, à proprement parler, la dalle en dessous fléchira, les murs porteurs ne porteront plus, l'immeuble s'effondrera comme un château de cartes. « Monsieur mon commanditaire, est-ce bien cela que vous voulez ? »

Anatole Venduvent ne répond pas, il coupe court à l'entretien, sort en claquant la porte.

« Plus soupe-au-lait que moi, tu meurs ! », s'indigne Raph'. J'espère que cet énergumène va se ressaisir et qu'il reviendra. Si ce n'est le cas, tant pis pour moi, tant pis pour lui. S'il a envie de vendre du vent, c'est son affaire. Je n'accepte pas de vendre mon âme ! »

…...............................................................................................................................................................................

Même jour, même lieu. Vingt et une heures.

Raphaël se retrouve seul, en pleine déprime. Ses collaborateurs l'ont quitté pour faire la teuf. Charrette ou pas, hors de question de les retenir un soir de Fête de la Musique, ce serait un crime de lèse-Jack Lang. Baste ! Le projet du Jardin des Délices est au point mort, la V.M. (version modificative) attendra. Il est grand temps de revenir at home. Sûr que ce soir, il ne fera plus rien de bon. Demain est un autre jour, on aura le temps d'y réfléchir.

Mais auparavant, un brin d'examen de conscience. Est-ce que lui, Raphaël Escudié, ne fait pas de mauvais esprit, réagissant en fonction de ses propres aspirations ? Voulant imposer à l'autre sa façon de voir, n'est-il lui-même allé au clash ? Venduvent l'a carrément saoulé, sûr qu'il a pété les plombs. C'est un caractériel, un sanguin, tout ce qu'on voudra. Raph' n'aurait pas dû l'énerver car la colère est mauvaise conseillère. Il est son client, et le client est roi. L'architecte se doit de le satisfaire. Il passe pour un as du paysage, mais n'a pas le sens des affaires. Thérèse disait pour le tacler « qu'il ne vendrait pas une banane à un singe affamé ! ». Peut-être avait-elle raison. Alice n'est pas en reste, énonçant un laconique « Business is business ».

Point d'heure. Point d'orgue. Point barre.

Raphaël, le crâne en ébullition, n'a toujours pas quitté son cabinet. Mais qu'est-ce qu'il attend ? Compulse des revues empilées en vrac dans la salle d'attente. Elles ont entre six mois et un an d'âge. Un titre revient de façon récurrente : « Comment vaincre la déprime ? ». Selon les journaux, les remèdes varient. « Elle » suggère des stages de relaxothérapie (banal!), de musicothérapie (plus original), voire de câlinothérapie (pourquoi pas s'y mettre avec Alice?). « Lui » vante les massages à mille baths avec ou sans les « finitions » (tiens donc !). Le magazine « Pathologies » conseille à ses lecteurs d'aller voir un psy. Surtout suivre la hiérarchie ascendante : psychologue, psychothérapeute, psychanaliste... pour finir chez le psychiatre. Un peu prématuré, dans son cas ! Raph' se sent surmené, mais il n'est tout de même pas fou. La meilleure solution pour lui serait de passer une semaine au vert. Redécouvrir la vraie nature, oublier le fallacieux Jardin des Délices. Par association d'idées, il repense à son ancien ami, Henric Roig i Nadal, dit aussi Poliphile, étant versé dans l'art du jardin. Don Enrique est médecin neurologue. De par sa profession, il pourrait faire quelque chose pour lui. Malheureusement, il y a eu cette histoire de stagiaire. Une fille appelée Soledad. Fa tems ! « Deux coqs vivaient en paix, une poule survint... ». À cause de cette idiotie, les deux copains, jadis inséparables, ne se sont pas revus depuis quinze ans... Une paye ! Une paille !

Raph' éprouve un vague remords. Au bout de tant d'années, il y a prescription. Depuis, Alice est entrée dans sa vie. N'est-il pas grand temps de reprendre contact avec Henric ? S'excuser de son long silence. Au moins demander de ses nouvelles. Pourtant, lorsqu'il qu'il s'approche du téléphone dans l'intention d'appeler son ami, Raph' éprouve un malaise insurmontable. Il se donne une foule de bonnes (ou mauvaises) raisons pour n'en rien faire. Depuis le temps, se dit-il, son téléphone a dû changer. En admettant que le numéro soit encore bon, son correspondant peut ne pas être à domicile. Ou bien s'y trouver, mais refuser de décrocher. Ou encore il peut prendre son appel et l'envoyer sur les roses, pour parler trivialement. Car il a son caractère, don Enrique.

Enfin Raph' se décide à composer le numéro qu'il connaît bien. Huit petits chiffres. Après tout, qu'est-ce qu'il risque ? Sonneries répétées... Un instant d'attente, qui lui semble interminable....

À des années-lumière de là, croit-il, une voix familière se fait entendre : « Allô ? - Olà ! ». C'est vrai qu'en Catalogne, on se salue à l'envers, il avait failli l'oublier. Ce détail mis à part, le ton est posé, le timbre agréable. Raph' est mis en confiance. Don Enrique n'a pas l'air autrement surpris que s'ils étaient en train de reprendre une conversation interrompue la veille.

« Un peu fatrigué ?.... Normal, avec le rythme que tu t'imposes.... Viens donc nous voir à Blanda, tu te sentiras tout de suite mieux.... Alice ?.... Ah, c'est ta compagne.... Sol et moi serons ravis de vous accueillir…. Une bonne occasion de faire sa connaissance ..... Montserrat ? Ah c'est vrai, tu n'étais pas au courant... Non, elle va pas très bien... Un peu délicat à t'expliquer comme ça... Sol ? Mais c'est mon assistante ! Une fille dévouée... Elle m'est d'un grand secours dans ces circonstances difficiles. »

Raph ' commence juste à soupçonner le piège qui l'attend.

(à suivre....)

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité