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18 novembre 2012

Canicule par Jean-Claude Boyrie

« Vivement cet hiver qu'on attende l'été ! »  (9)

 

Canicule.

 PORT

Poussière d'eau,

ce nuage rafraîchissant

dans l'air qui brûle.

Port de Blanda, lundi 25 juin, neuf heures.

 Ça va comme un lundi.... Ce matin, Raph' aurait dû logiquement se trouver à son bureau. Des tâches, toutes plus urgentes les unes que les autres, l'y attendent. L'architecte regrette à présent de s'être attardé à Vilanova. Le temps a changé : des nuages bas ont pris le pas sur le ciel bleu. Que n'a-t-il pris courtoisement congé de son hôte, en prétextantmille bonnes raisons pour rentrer avec Alice à Sant Galdric ? Une fois de plus, il s'est laissé manoeuvrer. Don Enrique a tellement insisté pour qu'il reste un jour de plus, qu'il a fini par céder. Selon 'Ric, une partie de pêche serait l'agréable conclusion de ce week-end entre amis. Raph' se demande si cette sortie en mer est vraiment une bonne idée.

Au menu du jour : les entrées marines, un phénomène étonnant en période de canicule, comme si la Toussaint s'invitait au solstice d'été. La poisse que ce brouillard à couper au couteau ! On ne voit rien à dix pas devant soi. L'ambiance est aussi pesante que le climat relationnel au sein du groupe est tendu. Pas un souffle d'air, la moiteur ambiante vous saisit en ce début de journée. On sue abondamment, les vêtements collent à la peau. Seul, Henric a conservé son inaltérable optimisme. « Concernant le temps, pas d'inquiétude à se faire ! » déclare-t-il d'un ton guilleret. 'Ric interprète à sa façon les prévisions pessimistes de la météo marine : « Avis de grand frais au large de Blanda, dépression relative 1011 hPa, le ciel couvert en début de matinée, se dégagera par la suite sous l'effet d'un vent orienté sud-sud-est 16 noeuds, forcissant 25, avec des rafales pouvant atteindre 34 noeuds, vagues de 2 à 2,5 mètres. - Ce qui signifie.... ? demande Raph'.... ? - Eh bien, que le brouillard va se déchirer, que le vent marin balaiera les nuages et que le soleil brillera de tout son éclat. - Soit, mais au prix d'unes forte houle... », objecte Raph' qui se demande s'il est bien raisonnable de prendre la mer dans ces conditions - « Allons donc ! La navigation ne présente aucun danger, puisque le vent du large ramène automatiquement les bateaux vers la côte ! » affirme Henric, péremptoire. Où a-t-il pris cela ? Décidément, cet homme a réponse à tout ! Raphaël, bien que n'y connaissant rien, remarque tout de même que sur la plage à côté du port, on a hissé le drapeau rouge : « baignade interdite ».

Au fait, il a juste oublié qu'Alice est sujette au mal de mer. « Seasick... » murmure la jeune Britannique, qui n'a pas le pied marin. N'ayant aucune envie de s'aventurer dans l'embarcation, elle déclare tout net qu'elle préfère rester à quai, déambuler à son gré... munie de son carnet d'aquarelles, naturally ! - « O.K. Miss, as you like it ! ». Pas d'objection. On se retrouvera tout-à-l'heure au Copacabana, pour l'apéro. - Le... quoi ? Où ça ? - C'est le bistrot le plus connu de Blanda. Pas possible de se tromper, il se trouve juste au bout du quai ! ».

Pourquoi ce sourire furtif de Soledad lorsqu'il est question du Copacabana ? Raph' surprend une lueur de complicité dans ses yeux. Lui garde en bouche un certain goût de lapin au Banyuls. Ce souvenir a beau dater d'il y a quinze ans, il lui semble que c'était hier. Sol, l'énigmatique, ne manifeste aucune émotion. Le temps glisse sur elle sans dommage, telle l'écume sur les galets. La jeune femme affiche en toutes circonstances une élégance raffinée. Elle porte une marinière bleue et un pantalon corsaire ajusté. Une tenue un peu trop « près du corps » qui trouble Raph' , soulignant un gracieux déhanchement qu'Alice eût dénommé « contraposto ». Mais en ce moment, la jeune artiste est à mille lieues de ces considérations anatomico-vestimentaires. Son attention s'est portée au loin sur les barques catalanes, dont les vives couleurs la fascinent.

Malgré le temps morose, il règne sur le port une luminosité fantastique. Quelques rayons de soleil percent la brouillasse et dansent à la surface immobile de l'eau. Peu ou pas de vie sur les quais. Les embarcations ont été tirées sur le sable, dont le rouge vineux contraste avec le ton vert amande de la mer. Les gréements tintent, les voiles latines claquent sous l'effet du vent. On est loin, très loin d'une vision de carte postale. « Ghosts... » murmure Alice. Elle perçoit comme des fantômes ces bateaux amarrés, autant de taches oranges ou mauves (fauves ?) au contour flou.

Raphaël hésite, il se sent piégé, craint de vexer son hôte et de commettre un impair – après tout, c'est lui qui s'est invité, tout est de sa faute, n'est-ce pas ? - mais il ne va pas non plus aggraver son cas en laissant sa compagne seule, elle est si vulnérable ! Alice le rassure : en ce lieu hautement pittoresque, il y a matière à peindre, elle ne s'ennuiera pas.

Don Enrique s'impatiente. Lui n'a pas d'états d'âme, il est temps d'embarquer, il faut sortir du port avant que la mer ne forcisse. On ne va tout de même pas rester là cent sept ans ! Le moteur a du mal à démarrer. Cela pue le varech et l'essence. Après deux ou trois essais infructueux, quelques hoquets se font entendre et la mécanique vrombit. En route, mauvaise troupe ! Et c'est parti.

Dix heures : on arrive au bout du môle. Des balises délimitent l'emplacement du chenal. Feu rouge à bâbord, feu vert à tribord, signalant l'issue de la rade protectrice. Au-delà de cette limite, votre billet reste valable, il vous donne l'accès au grand large... à vos risques et périls. Comme annoncé par la météo, la visibilité n'est pas bonne. On devine au loin, perdue dans le brouillard, la silhouette déchiquetée de l'archipel de la Désolation. Mauvais présage, pense Raph', mais ce n'est pas le moment de se laisser abattre. Un banc de muges saute dans le sillage du bateau, leur manège amuse un temps ses occupants. Décidément, la pêche s'annonce bonne, c'est le moment d'installer les traînes. 'Ric et Raph' s'emploient à cette opération. L'atmosphère est calme, tout semble aller pour le mieux. Bientôt, viennent les premières prises : daurades, sarts et congres, juste sortis de l'eau, frétillent au fond du bateau. Onze heures : le ciel se déchire, le vent marin se lève et le mouvement de houle prévu se produit. Les pêcheurs improvisés se concentrent sur leurs lignes.

Onze heures trente : une rafale plus violente que les autres pousse la fragile embarcation, qui dérive dans une mauvaise direction. « L'îlot des Lémures ! » s'exclame sourdement Henric ! C'est le plus inhospitalier de l'archipel. Les navigateurs évitent ce lieu dépourvu d'eau, dénué de toute végétation. Depuis des temps immémoriaux, il ne s'y trouve plus âme qui vive. La ligne de récifs autour de l'île a mauvaise réputation. Cette zone est dangereuse en raison de ses multiples courants et hauts-fonds. Soit dit en passant, l'îlot des Lémures est un site archéologique renommé. Les vieilles gens ne parlent qu'en se signant de la Tombe du Géant, qui le domine ; en fait, une sépulture collective talayotique.... Don Enrique, intarissable à ce sujet, se croit obligé de fournir tous les détails sur ses fouilles curieuses. Raph' l'interrompt, fronçant le sourcil. « Cesse de nous casser les burnes, mon vieux, ce n'est pas le moment de gamberger ! ». Le ton monte. 'Ric un peu vexé, retrouve sa casquette de commandant de bord, ordonne d'une voix péremptoire de replier les lignes et tout ce qui s'ensuit, d'arrêter provisoirement la pêche.... quitte à la reprendre plus tard si la situation s'améliore. Raph' pense que cela devient sérieux. Mieux vaut y mettre du sien quand la situation est grave (mais pas désespérée), car les choses s'arrangent raement toutes seules. Une priorité : se tirer d'ici. Plus facile à dire qu'à faire, objecte 'Ric. La frêle embarcation peine à lutter contre le courant.

C'est alors un bruit sourd, suivi d'une sourde exclamation : « Funérailles ! Nous avons touché ! Il y a un trou dans la coque ». Un inquiétant glou-glou confirme cette hypothèse. En vain, 'Ric s'époumonne, éructe et tonitrue. Il faut d'abord localiser la voie d'eau, que trahit un nuage de bulles juste en dessous de la ligne de flottaison. Ce n'est qu'une simple brèche pour l'instant. De retour au port (à condition d'y arriver) on aurait vite fait de la calfater ! Mais en pleine mer, là, tout de suite, on fait quoi ? À défaut de bassin de radoub et de matériel approprié, quel moyen de remédier à l'avarie ? Soledad, au milieu de l'agitation générale, a gardé son calme. Accroupie dans une position inconfortable, elle entreprend patiemment d'écoper. Peine perdue : lentement, inexorablement, le fond de la barque s'emplit. « Si seulement nous avions de l'étoupe.... » soupire Raphaël.

La jeune femme est prise d'un brusque inspiration. « Tournez-vous ! » s'exclame-telle brusquement. On entend le bruit d'un zip. En un éclair, Sol se défait de ses vêtements, résolument les déchire. À présent nue, elle transforme ses dessous en charpie, espérant ainsi boucher la mince commissure, plaie béante au flanc de l'embarcation. La fuite s'amenuise, mais le niveau d'eau continue à monter. C'est une lutte de vitesse avec la mer. Instant de suspense insoutenable : il faut repartir au plus vite avant que le moteur soit noyé. Hélas, le redémarrage s'avère impossible : la coque est encastrée dans le rocher...

Bon. Puisqu'on est plantés, il faut quelqu'un pour servir de lest. Raphaël se dévoue. Il n'hésite pas à se jeter à l'eau, plutôt froide en ce début de saison. Brusquement déchargée d'un de ses passagers, la barque se dégage du haut-fond et bondit en avant. Le nageur respire un bon coup pour emplir ses poumons, tente quelques brasses de manière à s'écarter des écueils, gagner une zone moins dangereuse où ses compagnons viendront facilement le récupérer. Surprise ! Henric pousse le moteur à fond, tournant délibérément le dos à Raphaël. Le bateau s'éloigne à grande vitesse dans la direction opposée. La forte houle frappe le visage de Raph'. Il prend un coup de boutoir chaque fois qu'une vague passe et se referme sur lui. Un nageur moyennement entraîné ne peut espérer tenir longtemps sur ces brisants. Pris dans les remous, le malheureux boit carrément la tasse. Il réalise qu'il est tombé dans un piège mortel. Son ex-ami l'a trahi, cherche à le noyer, Raph' est perdu. C'est un crime froidement perpétré, savamment orchestré. Personne ne saura rien de ce forfait parce que Sol en est complice. Du moins, c'est ce qu'il croit... Bien à tort, car un nouveau coup de théâtre se produit. Contre toute attente, la jeune femme plonge à son tour. Elle nage en direction de Raphaël, épuisé, qui ne comprend plus très bien ce qui se passe. Il ne perçoit qu'un tumulte confus. Henric ayant apparemment perdu le contrôle de l'embarcation pousse une bordée de jurons, puis c'est le fracas de la coque explosant sur les récifs. Plus rien, le drame est joué. 'Ric est puni par où il a péché. Grammaticalement parlant  : l'accent circonflexe de cime est tombé dans l'abîme.

Deux nageurs enlacés émergent du vaste gouffre : Sol et Raph'. Sportive aguerrie, en dépit de son apparence fluette, la jeune femme essaie de sauver son compagnon d'infortune. Elle l'attrape sous les aisselles, et l'entraîne couché sur le dos jusqu'au rivage, veillant à tenir sa tête hors de l'eau. Les voici tous deux échoués sur une petite plage au sable éblouissant : le « Voile de la Vierge », tel est le nom qu'on donne à l'eau limpide de cette anse. On explique aussi la teinte rose chair du sable à la forte concentration de débris coralliens qui s'y trouve. Au sommet de la falaise, un modeste oratoire surplombe la calanque. Ce Sanctuaire abrite une Vierge noire, comme on en voit souvent en Catalogne : Nostra Senyora dels Pescadors. Selon une tradition bien établie, un marin naufragé qui se recommande in extremis à la Madone des Pêcheurs a toutes chances de sauver non son corps périssable, mais son âme... à défaut, c'est toujours mieux que rien !

Comme aux premiers jours du monde, ils sont nus, démunis sur ce rivage obscur, en état d'inconscience et de détresse extrême. Il règne un parfum de mort et de myrrhe aux lourds remugles d'algue en décomposition. Sieste câline ? une sourde angoisse les englue. Et puis rien. Le silence de la crique est troublé par la plainte hululante du vent. Nul autre bruit que celui du ressac qui les berce.

Basse continue et percussions. Assonances, dissonances. Mots cent fois ressassés avant que les membres s'enlacent. Les bras de Sol. Ses mains de Sol. Ses seins menus. Son bassin aux mouvements de houle, ondoyante mobilité. La morsure du soleil sur les corps exposés. Fugitives délices : savourer sa peau, suavité du sable chaud. La broussaille ardente du sexe, incandescente sensation. Un bourdonnement, soudin. Quel est donc cet insecte qui passe sur nos têtes ? C'est l'hélico de la sécurité Civile. Enfin les secours qu'on n'espérait plus !

Raph' et Sol ont manqué de justesse leur rendez-vous avec la mort.Traduction dans la Presse locale : ils sont sauvés !

« El diari de la Marenda », dimarts 26 juny.

Les conséquences d'une tragique partie de pêche.

   À l'heure où nous mettons sous presse, nous apprenons que le corps inanimé d'Henric Roig i Nadal, victime hier d'un accident de navigation, vient d'être repêché au large de Blanda. L'alerte avait été donnée à la mi-journée par une ressortissante britannique, Miss Alix Cornwall, qui s'était séparée du groupe. Un mystère entoure cette disparition. Quelle fâcheuse inspiration a poussé notre édile, bien averti des dangers de la mer, à naviguer en dépit du bulletin de vigilance de la météo marine ? Comment a-t-il pu méconnaître à ce point les règles de sécurité, s'aventurant dans une zone notoirement périlleuse ? La Guardia Civil évoque l'hypothèse d'une partie de pêche qui a mal tourné, mais aucune piste n'est pour l'instant écartée.

    Deux personnes accompagnant don Enrique sur son bateau ont pu gagner à la nage l'îlot des Lémures. C'est là les sauveteurs les ont retrouvées quelques heures après le naufrage. Il s'agit respectivement de l'assistante du docteur Roig, Soledad Gomez y Aragon et de son ami français l'architecte Raphaël Escudié. Tous deux ont pu être réanimés. Madame Gomez gravement commotionnée par l'accident a toutefois perdu l'usage de la parole. On attend maintenant avec impatience le témoignage de M. Escudié.

   En ces heures douloureuses, nos pensées vont à la victime et à ses proches. Un hommage solennel sera rendu à l'occasion des obsèques à ce grand érudit, catalaniste convaincu , qui fut dix ans l'adjoint du Batlle de Vilanova, par les autorités de la Ville. Le journal adresse ses plus sincères condoléances à la veuve de don Enrique, Senyora Montserrat Roig i Nadal, actuellment hospitalisée à la clinique des Capellans. »

Illustration : André Derain, « Bateaux dans le port de Collioure », 1905, huile sur toile 72 x 91 cm, coll. Merzbacher, 1905.

(À suivre...)

 

 

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