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8 janvier 2014

Langue rapeuse, par Jean-Claude Boyrie

Langue rapeuse.

Réverbère2

 « Dans la rue, j'ai confondu

l'être humain et le réverbère.... » 1

 Espace vide, cité livide. Au delà des becs de gaz tordus, la clarté ne passe plus. Un monde à la Dubout, on n'en voit pas le bout. Mobilier baroque, où tout se disloque, jambe de force, torse pilier. Tout est déglingué, tout confondu : perdus les repères...

Lourde atmosphère. En quel état j'erre ?

Glauque passerelle, qu'un réverbère éclaire : îlot de lumière, halo falot. L'enfant du divorce a l'air déboussolé.

Bruno fait le pied de grue à la sortie du bahut : il guette Hélène, au rencard assidu. Pas vraiement modu : la môme a juste seize ans, c'est sa copine du moment – ni la première, ni la dernière... il en a défilé pas mal, assurément. Pourtant leur aventure, ça fait un bout de temps qu'elle dure. Hélène est une brunette maigrichonne, tôt montée en graine, et qu'il trouve plutôt mignonne. Elle a mal coupé ses tifs, n'a rien ou presque dans son soutif, avec ça des gambettes d'aigrette garzette.

Depuis le temps qu'ils fricotent, on chuchote des tas de trucs sur eux. C'est vrai que, depuis qu'il la connaît, Bruno fait des efforts pour s'habiller mieux. I veut faire sérieux, n'avoir pas l'air trop abruti ; avec elle, il se montre gentil, bref il fait tout ce qu'elle veut.

Aujourd'hui, tiens, c'est la Sainte Hélène, une occasion à célébrer. De quoi mettre en peine cet ado fauché. Rien dans les mains, rien dans les poches, c'est moche. Il pioche dans un tiroir ce qu'il faut pour sa fête ; achète aux galeries Farfouillette un petit truc de rien du tout, juste de quoi marquer le coup. Un écouteur chinois, (dix euros vingt centimes), pour lecteur MP3, deux piles neuves en prime. Avec ça, la copine aura de quoi se trémousser sur rythmes syncopés. Accro de rap, Hélène en écoute à longueur de journée, marchant, courant, dansant et même en révisant. La musique, elle adore : il lui en faut toujours et plus encore, elle a vraiment besoin d'un fond sonore. Emballant l'écouteur dans la poche cadeau (noué d'un ruban, ça fait beau), Bruno pense qu'Hélène a de la veine. Avec cet écouteur, que du bonheur ! Au septième ciel des rapeurs, il faut cet appareil dans l'oreille. De la rime et du rythme, elle en aura sa dose, elle verra la vie en rose. Oui, mais dans son paradis, sera-telle encore avec lui ?

La faille, la voilà. La classe d'Hélène est sortie, elle ne paraît toujours pas. Bruno craint une frasque, connaissant son humeur fantasque : un coup c'est toi, un coup c'est lui... Justement : il aimerait savoir qui. Non que Bruno soit jaloux, pas du tout, c'est juste qu'il s'inquiète un peu (normal !) à l'idée qu'elle s'emballe un autre mâle, alors qu'il reste à l'attendre ici. Si le cas s'avère, il va lui faire une comédie ! Des scènes pourtant, il en a connu plus d'une entre ses parents. Leurs conflits ont apporté sans fin la zizanie, à vociférer, patin-coufin...

Au total, faire du foin ne sert qu'à se passer les nerfs, il sait bien que ça ne mène à rien.

Bruno passe sa vie à compter les coups, il va de l'un à l'autre, en a marre de tout. Lorsqu'on a envie de lever le pied, mieux vaut carrément s'en aller. C'est plus clair : on retrouve sa liberté, chacun de son côté.

À l'instant même où Bruno se prépare à lever l'ancre, Hélène surgit comme un diable de sa boîte, cric crac ! son lecteur attaché à la hanse du sac. C'est pour rien qu'il s'est fait un sang d'encre : Hélène s'était juste attardée avec un prof' à la sortie de son lycée. À présent, voici qu'elle s'avance vers lui, l'air épanoui. Ce sourire le bouleverse, c'est comme un rayon de soleil après l'averse. Remise, la crise ! Bisous sur les joues, bisous dans le cou, bisous partout. Si modeste qu'il soit, le présent de Bruno  l'enchante. Et le fait surtout, qu'il y ait pensé.

Les deux jeunes ne veulent pas s'attarder aussi près du lycée, en butte au regard pincé des condisciples d'Hélène et celui, désapprobateur, de Monsieur le proviseur qui sait tout sur tout, voit le mal partout. Les jours sont courts par les temps qui courent : une à une, les lumières s'allument, les cheminées fument. Les deux jeunes divaguent, font des zig-zags jusqu'à cette ruelle parallèle où l'on peut bavarder, se bécoter en toute liberté. Toujours le même problème entre eux : où trouver un lieu pour être seuls tous deux. Pas chez Hélène, sûr, ses parents sont vieux jeu. Qu'elle « fréquente » à son âge, oui, mais pas davantage, ils n'acceptent pas qu'elle se mette en ménage avec son copain. Juste ciel ! Avec quels moyens ? Ce garçon n'a pas de situation ! L'amener à la maison ? Pas question ! Du côté de Bruno, c'est encore plus galère, son père et sa mère, poursuivant leur valse-hésitation, se le renvoient comme un ballon. Chacun d'eux a mieux à faire avec son (sa) nouveau (-elle) partenaire. Ils en changent souvent, sachant que cela ne dure pas bien longtemps. Bruno, plus fidèle de nature que ses parents, ça lui fout les boules. Il pense que :

                                       « Ce serait funky d'être à la cool,

                                        au dessus des soucis rampants

au mépris de la foule et du stress ambulant. »2

 

Les mois passent, chacun portant sur les pavés sont lot de pluie amère. En dépit de la misère, il y a toujours des gens pour venir rêver à la lueur du réverbère. Ici les passants, peu reconnaissants, pissent sur le bec de gaz qui les éclaire, illuminant l'impasse d'un jet fluorescent.

Jusqu'à ce jour béni où le miracle se produit :

« Tu sais quoi, Léa, mes vieux aimeraient bien faire ta connaissance !

  - Quelle invraisemblance ! Tu parles d'eux comme s'ils étaient encore ensemble tous les deux...

  - Ben, c'est un coup tordu. Ils l'ont été, ne l'étaient plus, et puis le sont redevenus. Ils sont en train de découvrir qu'ils ne pourront vivre l'un sans l'autre, à l'avenir.

  - Réconciliés ! Tu vois qu'il ne fallait pas perdre espoir !

  - Mes parents vont se remarier, tu seras la première à le savoir !

Hélène s'émerveille, elle n'en croit pas ses oreilles. Elle pense que cette histoire, la sienne, la leur, est trop belle pour être authentique, avec son dénouement aussi touchant qu'inattendu. Elle pense la mettre en musique... sur une cadence rap, bien entendu.

Illustration : Réverbères à la redoute de Balestras (Palavas-les-Flots). Photo de l'auteur.

Pistes d'écriture : Objets à utiliser (écouteur, piles) et phrase imposée : « Mes parents vont se remarier ».

1 ROCé, « l'être humain et le réverbère », Big cheese records, 2010.

2ROCé : « Le savoir en kimono »

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