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23 février 2014

Papa, reviens! par André Wuillot

Un lecteur du blog, écrivain par ailleurs, m'a envoyé cette nouvelle, que je publie avec plaisir. Andre Wuillot a écrit un roman, Un genou à terre. Vous trouverez le lien vers ce wobook à la fin de ce texte. Carole

Papa reviens !

*********

La brume s'était levée depuis une petite heure et comme à mon habitude je faisais quelques pas sur ce sentier de terre grise.

l'air frais emplissait mes narines et je pouvais sentir cette douce odeur de moisissure, celle que l'on rencontre souvent en sous-bois l'automne. Volontairement j'expirais lentement, tentant de créer ces longs panaches de vapeur qui se déformaient dans des volutes aléatoires. J'adorais faire cela, je me sentais bien, vivant, tel un étalon qui vient de finir sa course ou un dragon diabolique.

J'aimais ma forêt comme je l'appelais, en fait il s'agissait plus d'un petit bosquet bordant la petite cité où je résidais.

Nous étions à une soixantaine de kilomètres de Londres, mais loin du bruit et de l'effervescence. Chaque matin depuis je ne sais combien de temps je venais là.

Je la connaissais par cœur ma forêt, j'aurais pu la dessiner en fermant les yeux, reconnaître ses parfums parmi cent, ce qui ne m'empêchait pas chaque fois de la découvrir différente.

Pas de vent ce matin, j'attaquais la partie un peu inclinée, dans une centaine de mètres j'arriverai au croisement.

Les fougères que j'avais vu si majestueuses, fringantes et crâneuses en bordure de chemin; avaient baissé la tête et s'étaient recroquevillées sur elle-mêmes. Quelques feuilles en déclin mi-cramoisies

mi-flamboyantes ajoutaient leur poids à cette dure vérité de la loi des saisons.

De temps en temps je m'arrêtais, surtout dans cette douce montée, autant pour reprendre un peu mon souffle que pour poser ma main sur une écorce de chêne.

J'aime les chênes et je les choisis toujours robustes et fiers, forts des centenaires qu'ils ont vu passer. Je peux sentir cette force tranquille qui parcourt leur essence, cela m'apaise, me rassure. Imaginer qu'ils ont pu être les témoins silencieux de tant de choses, de tant de printemps, de tant de futilités auxquelles ont ne prête pas attention. J'aurai aimé avoir la patience d'un chêne.

Mais ce matin alors qu'à l'habitude j'entends craquer les brindilles sous mes pas, une voix cristalline retentit. Je ne distinguais pas clairement les mots prononcés, comme lointains, en filigrane.

De toute manière ils ne m'étaient pas destinés,je vivais seul dans ma petite maison, un peu à l'écart des gens d'ici. Mais cette voix si fine et claire comme le cristal semblait faire partie de ma forêt.

Je reportais donc ma pause, et arrivais à quelques pas du carrefour. A nouveau cette voix fluette brisa la sérénité que j'aimais tant. Cette fois les paroles étaient audibles:

« Papa!.. Attends ! »

 

Je n'avais pourtant croisé personne, et aucun homme ne me précédait, je n'avais pas d'enfant, mais la question se posait était-ce pour moi ?

Quelque chose de particulier dans cette voix, certainement la voix d'une jeune enfant d'une dizaine d'années. Maintenant qu'elle était plus claire, je distinguais mieux le timbre fin, comme un filet d'eau dans une fontaine un jour ensoleillé et chaud. 

Peut-être l'enfant d'un voisin qui de loin me prend pour son père ? Je décidais d'accélérer le pas afin d'avoir vue sur le croisement, peut-être était-il à l'angle ?

Plus je pressais le pas, plus je semblais perdre pied, j'entendis à nouveau cet appel, ainsi que la cadence d'une petite foulée essoufflée qui se rapprochait de moi: « Papa, je t'en prie! Attends-moi! »

Je n'osais me retourner; j'arrivais enfin en vue des sentiers perpendiculaires.... Dans un geste mécanique et rapide, ma tête pivota, dans un sens puis l'autre, de nouveau pour être sûr; personne, pas d'homme, personne, seulement moi et mon souffle maintenant haletant.

Mes jambes se mirent à vaciller, j'avais connu cette sensation, je m'en souviens maintenant; la foule qui hurle, les flashs qui crépitent et cette douleur qui ne me quitte pas, j'ai du mal à voir et le sang me tambourine les tempes.

Je sens cette goutte qui perle sur l'arrête de mon nez, ce coup au foie, mon souffle coupé, je m'effondre. Et cette douleur lancinante à la tête, pourquoi ? La foule hurle de plus en plus et je ne sens plus rien si ce n'est mon cœur qui bat la chamade, je ne vois plus rien, je n'entends plus.

Une main agrippa alors la manche de ma veste de tweed: « Papa ! Alors ? »

Lentement je tournai la tête et aperçu ce visage enchanteur, les traits fins d'une blancheur que seuls deux yeux d'un bleu étincelant venaient ciseler. De longs cheveux d'un noir intense augmentaient la pâleur de son tain. Elle était tout aussi fine que sa voix.

Mes jambes ne s'étaient pas arrêtées de trembler et aucun son ne sortait de ma bouche. Comment une si jolie jeune fille pouvait m'appeler papa ? Moi qui avais ce visage déformé par les coups, la peau granuleuse comme l'écorce de mes chênes préférés. Je me sentais si grand, si fort et si faible soudainement. Cette grande carcasse qui me portait encore était de guimauve.

La main de cette enfant glissa jusque dans la mienne, je la sentis à peine, si légère, si fine, telle une caresse, un souffle. Comment était-ce possible ? Comment pourrais-je être le père d'un tel ange et ne pas m'en souvenir ?

Je passais doucement la main sur mon visage tout en inspirant profondément, vérifiant par là même que j'étais bien éveillé.

La pression de sa main se fit plus forte, je la regardai à nouveau. Mille étoiles caressaient la surface de ses yeux, j'y voyais la Voie lactée, les aurores boréales, les couchers de soleil. Deux perles ruisselèrent dans les sillons de ses joues, doucement, scintillantes elles aussi de mille feux.

«  Papa, reviens! » Mon cœur se sentait à l'étroit, ma tête bourdonnait.

«  Papa allez viens, je dois aller en cours bientôt, tu as encore disparu de la maison sans prévenir. »

Je m'entendis répondre de ma voix la plus douce possible:

«  Excuse-moi ma puce, donne-moi ton cartable. » Elle changea de côté, me pris l'autre main et se blottit contre moi m'entrainant à faire demi-tour.

C'est vrai j'avais une fille, je m'en souvenais à présent et mon cœur saignait dans ma poitrine de l'avoir oublié...

« Ma puce?  Elle est loin la maison? »

« Non mon papounet, je t'aime ».

« Moi aussi je t'aime! »

Je suis bien, heureux, calme... Je me sens comme le chêne millénaire, rien ne peut m'arriver je vais vivre longtemps à travers elle, et pourtant je m'en souviens, mes années sont comptées j'ai la maladie d'Alzheimer.

 Lien vers Un genou à terre: https://www.amazon.fr/dp/B00I7AISZE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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