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13 mai 2014

K186-f, par Jean-Claude Boyrie

 K186-f

 

 

 

 

 

« Yll, dit-elle d'une voix calme, t'es-tu déjà demandé s'il y avait des être vivants sur la troisième planète ?

  • La vie est impossible sur la troisième planète, fit le mari d'un ton patient. Nos savants ont dit et répété que leur atmosphère était beaucoup trop riche en oxygène. »

Ray Bradbury « Chroniques martiennes », 1947, Denoël, Présence du Futur, trad. Henri Robillot.

 

Le jonc siffle dans l'air. Le fil, lesté de plomb, se déroule promptement. La mouche, effleurant la surface du lac, y fait naître des ondes concentriques. Puis, l'hameçon s'enfonce avec un léger frisson. « Ça va mordre ! » fait Grand-père d'un ton sentencieux. Il n'affirme jamais rien au hasard : la lourde chaleur qui sévit en cette fin juillet, l'orage prochain qu'annonce le ciel gris pommelé, sont manifestement propices à la pêche.

J'aimerais être son complice et ne suis que son humble assistant. Trop cool de taquiner le goujon avec ma modeste canne à pêche en bambou ! Papy ne pêche qu'au leurre, armé de son lancer, sa manière à lui de frimer. J'apprécie le cadre aride, un brin inquiétant, de ce lac de montagne. Un ancien cratère de volcan, m'explique mon grand-père. Et si c'était l'impact d'un astéroïde géant ayant percuté ce site il y a des millions d'années ? Papy me trouve trop d'imagination. Lui, c'est tout le contraire d'un contemplatif : il agit. Ce pêcheur émérite n'a pas son égal pour confectionner une mouche. Il la fabrique de ses propres mains, y apportant un soin minutieux. Sèche ou noyée, elle doit, me dit-il, exciter par sa couleur et ses reflets, par le mouvement qu'il lui confère, la convoitise et la curiosité du poisson. Un opérateur avisé se doit d'adapter son leurre au comportement supposé de l'espèce, à l'environnement naturel, et même au temps qu'il fait.

Tout un art !

Las ! Au moment stratégique, alors que ledit opérateur s'apprête à rembobiner son moulinet, voilà qu'une pluie de projectiles imprévus s'abat sur le plan d'eau ! Des garnements de passage s'amusent à lancer des cailloux de la rive en faisant des ricochets. « Sacripants ! Vous m'avez fait rater mon coup ! ». Grand-père admoneste les coupables, les invite à s'en aller jouer ailleurs. La bande de gamins se disperse sans demander son reste et se reforme un peu plus loin. N'empêche : la partie de pêche est compromise. Il prend son mal en patience, avale une gorgée d'eau, juste pour s'éclaircir la gorge, épongeant son front moite.

Je profite de cette pause pour glisser la question qui me turlupine :

« Dis, Papy, est-ce que tu te souviens de ce que tu faisais le 29 juillet 1969 ? »

Il me regarde d'un air surpris. Diable ! Que vas-tu chercher là ? L'évènement remonte à presque un demi-siècle ! Il s'en rappelle, pourtant. « Ce jour-là », gravé dans sa mémoire, l'Homme a fait ses premiers pas sur la Lune. La réponse attendue ne tarde pas :

« Eh bien, tu vois, j'étais à la pêche comme aujourd'hui. J'ai appris la nouvelle à la radio.

   - Et que feras-tu quand on enverra des hommes sur Mars ?

   - Je pêcherai chez le Père Éternel. Mais toi, du moins je l'espère, tu vivras cet événement...

   - Et quand on atteindra la plus proche planète habitable ?

[ Ce sujet me fait fantasmer grave. On n'a plus envoyé personne sur la Lune, astre au fond décevant ! La légende des canaux de Mars a fait long feu, la planète rouge et ses petits hommes verts ne font plus rêve personne. Par contre, on parle beaucoup d'une nouvelle exoplanète, un monde tellurique identifié dans la constellation de l'Hippocampe, ascendant Poissons... ce dernier signe du Zodiaque ferme la boucle, il représente un symbole d'éternité. Bonne pêche ! Cet astre mirifique au nom rigolard de K186-f 1est né sous une bonne étoile : un code à retenir, si je dois changer celui de ma messagerie. Selon le dernier numéro de Science et Rêve, il serait environ dix pour cent plus gros que notre Terre (les spationautes auront intérêt à faire un peu de musculation durant le trajet pour y tenir debout). K186-f fait le tour de son étoile en cent vingt jours (les saisons doivent y défiler trois fois plus vite, en contrepartie, on doit y vivre tricentenaire). Il n'y fait, paraît-il, ni trop chaud ni trop froid. Cette planète se situe dans une frange où l'eau peut exister à l'état liquide, une bonne nouvelle pour les pêcheurs à la ligne. Une forme de vie telle que nous la connaissons serait donc possible sur cette grande soeur de la Terre. Un seul problème : elle est loin, très loin de chez nous... ] 

- Faut pas rêver, fiston ! Cinq cent années-lumière, ce n'est pas une paille, cela veut dire que la durée du voyage approcherait dix millions d'années. À côté, Mars est presque à notre porte, elle ne se trouve qu'à quelques minutes-lumière de la Terre. As-tu d'autres questions ?

- Une seule, Papy, qui n'a rien à voir. Comment les poissons font-ils l'amour2 

- Tu n'as pas honte ? Qui t'a appris ce gros mot ? Tais-toi et pêche ! »

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   C'est pourtant vrai que les poissons se font des bisous, je ne galèje pas. Par exemple, en ce moment, Jo le goujon conte fleurette à Karen l'ablette. À sa vue, son coeur bat la chamade. Il lui donne la sérénade, multiplie les déclarations enflammées en voluptueux glouglous, se dandine, danse autour d'elle, nage en zig-zag, la frôle, corps contre corps, nageoire contre nageoire. Parfois leurs bouches se rapprochent au point de coller l'une à l'autre. Au train où vont les choses, Jo et Karen ne tarderont pas à batifoler ensemble sur les vertes frayères. Ces ébats leur valent la réprobation générale. Ils vivent une idylle impossible, du fait que goujons et ablettes n'appartiennent pas à la même espèce. Avec l'évolution des moeurs, les poissons les mieux pensants devront bientôt se faire à l'idée du mariage pour tous.

Mais aujourd'hui, bizarrement, personne ne semble se soucier de leur flirt contre nature. Sur les bas-fonds rocheux, point de rendez-vous - en quelque sorte place publique de la gent poissonesque -, on tient de grands conciliabules à propos d'évènements sans précédent qui viennent d'ébranler le monde aquatique. Ils se situent à la frontière invisible qui sépare la science et de l'occultisme, le réel de l'imaginaire. On échange « les dernières nouvelles de l'éther »3. Cette expression désigne un gaz ténu, hautement toxique, qui flotte à la surface de l'eau. Ce fluide mal identifié se caractérise par son inconsistance et son coloris gris-bleuté ; son intensité varie en fonction de l'heure et du temps qu'il fait. Il transmet les ondes lumineuses, sonores, électromagnétiques et autres moins rapidement que ne les propage l'élément aqueux. De temps à autre, il est animé d'inexplicables convulsions qui se répercutent en profondeur. Le Dr. Épinoche, un éminent étherologue, a étudié les ondes de choc qui ont récemment secoué l'Orbe, univers connu des poissons. Ces derniers ont l'ouïe fine ; ils les ont perçues très distinctement. Selon ce spécialiste, ce phénomène ne serait pas le fait du hasard, mais imputable à un bombardement de météorites, délibérément provoqué par des créatures extra-aquatiques, restant à identifier.

    Le collège des vairons fait chorus pour réfuter cette thèse jugée par eux fantaisiste. Ces érudits savent depuis belle lurette que les créatures extra-aquatiques n'existent pas, car (c'est une évidence) l'éther ne permet aucune forme de vie. À meilleure preuve, expliquent-ils : un poisson suffoque aussitôt sorti de l'eau. Il est condamné à périr d'asphyxie au bout de quelques minutes. Évidemment, pourrait-on objecter, il y a le cas de la truite. Sportive avérée, elle saute en surface pour gober un moucheron, mais après cette brève incursion hors de son élément naturel, s'y replonge aussitôt. Plus que les Salmonidés, les grenouilles constituent une exception embarrassante, une race à part, en quelque sorte, figurant au catalogue juste avant le crapaud. Il ne viendrait pas à l'idée des poissons de reconnaître ces individus comme étant des leurs. Du fait de leur ambivalence, les Batraciens intriguent néanmoins les savants. Ces derniers n'excluent pas de faire appel à eux en tant qu'explorateurs spatiaux potentiels.

    [ Je me demande bien ce qui se passerait si l'on trouvait le moyen de se déplacer à la vitesse de la lumière.... la matière aurait transformé sa masse en énergie et donc ne serait plus ... une pure vision de l'esprit, plutôt déconcertante, à dire vrai. Le fantastique ici se mêle au quotidien. Il se peut qu'une fois de retour, le voyageur, pour qui le temps s'est contracté à cette vitesse inconcevable, revienne sur Terre ayant l'âge de son petit-fils et retrouve celui-ci pêchant tranquillement au bord du lac. Grand père est devenu moi ; je m'identifie à lui. ]

     À cet instant, des rayons de soleil se faufilent au travers du couvert nuageux. Des friselis sans fin se jouent en surface, et plongent au plus profond du lac, animé par un théâtre d'ombres....

 Hippocampe

  Je tiens pour un miracle de la Nature cet ectoplasme qui se forme, immatérielle entité, quise déforme et se reforme au gré des vents cosmiques.

   Le calme est enfin rétabli sur le lac. Grand-père s'adonne au sport halieutique, et moi je repars dans mon rêve interrompu. Que nous réserve K-186 f, indigent patronyme ? Je le rebaptise, au gré de ma fantaisie : « château des rêves », « source d'amertume » ou « mirage de l'espoir perdu ». Combien de temps mettrons-nous pour atteindre ce monde improbable ? Quels périls effrayants guettent sur leur route les futurs pionniers de l'espace ? Ces obstacles ont nom : col de l'Épouvante, pic de la Solitude et vallée de l'éternel Ailleurs. J'essaye de me représenter (sans y parvenir) ce que pourrait être un voyage aussi long. Je vis mentalement ce périple au coeur des galaxies, au risque de me perdre dans la mystérieuse matière noire, où tout s'engloutit, d'où rien ne sort. Un océan d'éternité qui donne le vertige ! Dix millions d'années, c'est cinq fois l'ancienneté supposée de l'humanité, qui pourrait bien entre parenthèses s'être auto-détruite d'ici là ! Même si ce n'est pas le cas, combien de générations devront se succéder à bord de l'astronef avant d'atteindre enfin un monde habitable ? À moins d'emprunter l'un de ces hypothétiques « trous de vers » dont nul n'a démontré l'existence. Je sais un moyen plus rapide et sûr de voyager dans l'espace : la pensée. Mon imagination se joue des distances et des obstacles.

C'est décidé, je serai plus tard auteur de Science-fiction.

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    Pour Jo le goujon, le trou de ver est juste un garde-manger. Plus précisément une réserve de chrironomes, dont il fait son ordinaire. À l'échelle de son univers, courbe et fermé, l'espace-temps temps ne représente qu'une notion relative - restreinte ou généralisée, il s'en soucie peu. Ce cabotin fait du cabotage, il évite soigneusement le centre du lac, lieu de tous les dangers. Là, vigilance ! Fifi le brochet rôde dans les parages. Ce redoutable prédateur aurait tôt fait de nettoyer les lieux si les herbivores ne se méfiaient de sa voracité. Jo sait par expérience qu'on peut faire le tour du lac en un poisson-jour. Au-delà de cette durée, on repasse inévitablement par le point de départ. Karen l'ablette est plus fantasque. Elle n'en finit pas de se pomponner, comme toutes les jeunes poissonnes, démarre en retard par rapport à son compagnon. Pourtant, par les raccourcis, et sans prétendre atteindre la vitesse de la lumière, elle arrive à la frayère avant Jo. Lui ne saisit pas les subtilités de la machine à remonter le temps. D'ailleurs, ce n'est pas son problème. Son souci majeur est d'attirer Karen dans les herbiers, s'égarant, à fins essentiellement copulatives, parmi les multiples cachettes et abris qu'ils offrent.

Mais aujourd'hui, la belle se fait attendre. Indéfiniment. A-t-elle oublié le rendez-vous ? Ce n'est pourtant pas son habitude. Jo commence à s'inquiéter sérieusement.... Il doit lui être arrivé quelque chose en route. Un accident grave, peut-être.

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    Les récriminations de Grand-père me tirent de ma rêverie. Allez savoir pourquoi, malgré son savoir-faire et son matériel sophistiqué, ce pêcheur émérite est demeuré désespérément bredouille. Évidemment la faute aux gamins de tout à l'heure qui ont semé la pagaille dans son coin de pêche en jetant des cailloux dans l'eau ! La bande bruyante s'est depuis longtemps éloignée.

   « Pas la peine de nous en prendre à ces idiots, ni de nous attarder là. Nous tenterons notre chance autre jour.... Allons, viens Robin, rentrons à la maison ! »

    Joignant le geste à la parole, Papy se met en devoir de replier son barda. C'est précisément le moment où je sens ma ligne enfin « titiller ». Je ne prends pas mes désirs pour une réalité : le fil se tend, le bouchon danse un court instant, puis s'enfonce imperceptiblement dans l'eau. Comme on me l'a appris (j'ai été formé à bonne école), j'attends un peu avant de « ferrer ». Juste un mouvement du poignet, un petit coup sec sur la gaule. Voilà, c'est fait ! Ce ne doit pas être une grosse prise, mais j'ai tout de même attrapé quelque chose et j'en suis fier. Je tire sur la ligne, il émerge un poisson de rien du tout qui frétille au bout du fil. Je ramène au bord, vite fait, cette médiocre proie et la décroche de l'hameçon, aussi délicatement qu'il se peut faire. Aïe, aïe , aïe ! Comme ça doit lui faire du mal, à cette pauvre petite bête ! J'ai vraiment pitié d'elle. Grand-père hausse les épaules : « Une ablette !, fait-il d'un ton condescendant... enfin, c'est bien pour un début ». J'opine du bonnet : en dédaignant le menu fretin, on s'expose à rester sur sa faim comme le héron de la fable.

    À présent, l'ablette a cessé de remuer. Définitivement. Je me sens un peu déçu. Comme cela paraît terne, un poisson qu'on a tiré de l'eau ! Je vois une morale à cette histoire : deux mondes qui s'ignorent ne peuvent se heurter impunément : la malheureuse Karen en aura fait l'expérience à ses dépens. Sa triste fin devrait mettre en garde ses congénères contre les rencontres du troisième type ! Ils devront savoir désormais que les créatures extra-aquatiques existent bien, mais qu'elles les attendent au tournant et sont tout sauf bienveillantes.

Piste d'écriture : Science-fiction, création et description de mondes imaginaires.

Illustrations : Motifs d'une serviette de pique-nique. / Détail d'une photographie de Corinne Rosa (« Regard'eau ») greffé sur une aquarelle d'Élise Lodde ( Nord-Norske Billedkunstner).



 

 

 

 

1Kepler 186-f, récemment découverte par la N.A.S.A.

2Jacques Bruslé, Jean-Pierre Quignard « Les poissons font-ils l'amour ? », Belin, Pour la science, 2009

3Titre d'une exposition à la Panacée, Montpellier, du 7 -02 au 22-06-2014

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