Le canapé jaune (6), par Nyckie Alause
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Tu me dis que j’aurais dû replacer le livre oublié sur l’accoudoir du canapé. C’est vrai que j’aurais pu, mais je ne l’avais pas encore terminé. De plus il y a des passages que je tenais à relire. Mais je te jure que la prochaine fois que je la vois, cette lectrice, je le lui remets, en main propre. Pour la remercier, ce sera « ad alta voce », de vive voix. Et s’il est toujours là, si personne ne l’a volé, nous pourrions, elle et moi, nous asseoir côte à côte sur le sofa répudié. Je dois te l’avouer … je la laisserai s’installer la première, même si elle veut se mettre de mon côté. Nous pourrions parler du livre, de l’Amour et de la Beauté. Nous en viendrions naturellement à parler des hommes, du couple, de la famille, de l’amitié. Tu me comprends ? Nous parlerions de tout et nous le deviendrions, amies. Car tu as toujours raison quand tu affirmes (tu ne peux pas te tromper), quand tu m’affirmes que « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » et que en se parlant, en écoutant l’autre, on peut même devenir de vrais amis, comme toi et moi.
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Je suis en congés depuis deux heures. C’est à dire que j’ai quitté le bureau après avoir transmis à mon collègue (il s’appelle Eric et c’est lui mon meilleur ami), les indispensables informations de suivis de dossiers. Cela me permets quand je m’absente de partir tranquille. Sauf que, je suis en congés, je ne pars nulle part et je ne me sens pas particulièrement l’esprit tranquille.
Ces congés, je les avais organisés de longue date. Lucio et moi devions passer une grande semaine à Rome. Chez sa sœur, Gemma, et sa nièce, dont j’ai oublié le nom. Les billets d’avion, je les ai déchirés, en morceaux tellement petits que l’on ne pourrait lire nos noms qu’au prix d’un travail laborieux, façon puzzle 1000 pièces. D’autant que, pour parfaire mon œuvre, je les ai éparpillés. Au bord de ma terrasse, je me suis penchée. J’ai tendu mon poing fermé, comme une menace, le plus loin que me l’a permis le garde-fou. D’un grand geste, j’ai agité mon bras et j’ai ouvert la main. Les petits, très petits bouts de papier ont virevolté longtemps avant d’arriver sur les dalles. Quelques-uns sont allés jusqu’à décorer les coussins du canapé.
Je suis en congés. Je vais pouvoir terminer ce livre de François Cheng. Chaque fois que je l’ouvre, il se fend d’un sourire automatique, page 91. Je n’ai plus besoin de noter ce passage, je le sais par cœur.
Je marche dans la ville, j’entre dans des boutiques de mobilier et décoration. Je m’énerve contre un vendeur force-de-vente, agressif et cauteleux. Il tente de me séduire avec un canapé de cuir fauve, sauvage, énorme. Comme si accueillir un bison ou un auroch indomptable était concevable dans un appartement comme le mien.
— Touchez donc la souplesse du cuir. Voyez la beauté des surpiqures ton sur ton. Testez la docilité du mécanisme d’ouverture. Etendez-vous ! Fermez les yeux et imaginez ce que seront vos nuits…
Là, ça en est trop, quelle outrecuidance ! A la dernière de ces injonctions, la colère me submerge. Qu’est-ce qui permet à ce crétin à la coiffure « dinosaure juste sorti de l’œuf avec sa crête dressée brillante d’albumine résiduelle » d’avoir un avis sur ma vie et de s’immiscer ainsi dans mon intimité ? Que sait-il de la beauté ?
Je sors comme une furie pour me retrouver sur le trottoir, désemparée ; obligée de rentrer à nouveau dans le magasin car j’y ai oublié mon sac à main, par terre, à côté du canapé fauve. Je passe, hautaine, devant le vendeur que je viens de quitter, sans lui adresser ni regard, ni excuse, ni une quelconque explication. Que sait-il donc de la beauté ?
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