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14 octobre 2015

L'improbabilité d'une île, par Jean-Claude Boyrie

Nereidi 3

L'improbabilité d'une île.

(extrait du journal de Philippe Ducros)

 Ulysse1

« Minuit. Le cerveau rit et fleurit. Ulysse, au pied du poirier noir, au clair de lune, lentement, attire les esprits et leur distribue de la chair.

«La mystérieuse fileuse se met à tisser dans le ciel, les spectres se glissent dans le filet de la lune pâle, leurs yeux clairs sont des fleurs de la nuit bleutée ; les Néréides chevauchent les mille vagues et tout le rivage extasié rit et soupire. »

Nikos Kazantzaki, L'Oyssée, Chant XVI , Éd. Richelieu, 1969.

 Marseille, ce 21 juin,

 Le solstice d'été. Cette nuit, la plus courte de l'année, est marquée par la chaleur et le bruit. C'est la fête la musique, on n'est pas couchés. En admettant qu'on en ait envie, il serait impossible de fermer l'oeil. Je me retrouve sur la Toile à « l'heure bleue », la plus émouvante et la plus fragile de toutes, celle qui précède l'aube et où l'on rêve éveillé. Je cherche mon futur point de chute. En surfant sur Google Gê (ou Gaia), l'avatar grec du célèbre atlas cybernétique, je tombe fortuitement, mais est-ce vraiment le fait du hasard, sur l'île de Xanthe, à vingt mille marins de la côte d'Épire : un simple point sur la carte. On le remarque à peine, à moins d'être très attentif ou motivé. Quelque chose me dit que cette fois « je brûle ». Mon fantasme se concrétise sur ce qui n'est à première vue qu'un gros rocher. En zoomant sur la côte nord-ouest, tournée vers Ithaque, je découvre une falaise sculptée par l'érosion, où se découpent de profondes calanques et autres grottes marines. Je me plais à imaginer que l'une d'elles pourrait être l'antre de Calypso. Pourquoi l'envie me prend-elle de me rendre en ce lieu désolé ? Peut-être une forme de nostalgie à rebours. À la place d'Ulysse, eh bien j'aurais renié ma condition humaine pour demeurer auprès de la « nymphe bouclée ».

Retour à la réalité. Je fais quoi, là, tout de suite ? Il me faut une une plus ample information. Je la trouve sur Graecipedia, l'encyclopédie en ligne à du monde hellénique. Selon cette source, Xanthos, « la jaune », est l'île la plus méridionale de l'archipel des Néréides. Elle est réputée d'accès difficile en raison de sa côte accidentée et battue par les vents. L'île de Xanthe n'est pas bien grande au demeurant : elle n'excède pas vingt kilomètres à tout casser, dans sa plus grande dimension. Montagneuse aux trois quarts (elle culmine à huit cent cinquante mètres), elle compte une plaine cultivable (vigne, olivier, patin-coufin). Son climat est tempéré, doux en hiver, frais en été. On trouve à Xanthos quelques quatre cent églises ou chapelles, chiffre à rapprocher de ses quatre mille habitants permanents et quarante mille chèvres. L'élevage y est la principale ressource avec la pêche. S'ajoute un peu d'agriculture vivrière et depuis quelque temps, le tourisme. L'essor de ce dernier demeure limité car il n'y a là-bas ni site archéologique à visiter, ni curiosité majeure, ni structure d'accueil digne de ce nom. Ses principaux atouts sont une nature préservée et un paysage à couper le souffle. Cela me va, que demander de plus ?

C'est décidé : c'est là que je veux me fixer et nulle part ailleurs. Oui , mais comment m'y rendre et où séjourner ? Il n'y a pas d'aéroport, le besoin ne s'en est fait pas sentir jusqu'à présent, d'ailleurs la place manque pour en aménager un. Le trafic maritime se concentre à Chora, l'unique port de l'île, qui en est aussi le chef-lieu. Les avis de clients sur l'unique hôtel de catégorie**, glanés au hasard d'internet, sont partagés. « Simple mais convivial » disent les uns. « Vétuste, le confort laissant à désirer », jugent les autres. Je fais la moyenne. On conseille aux visiteurs de passage à Xanthos, de se loger chez l'habitant, solution réputée la plus simple et la moins onéreuse. Un article en ligne intitulé « Une expérience originale de tourisme alternatif : la Coopérative agro-féminine de l'île de Xanthe » suscite ma curiosité :

«  Crées au début des années quatre vingt, les Coopératives agro-féminines fleurissent en Grèce continentale et dans les îles, on en compte aujourd'hui quelques cent cinquante. Leur objectif d'origine était à la fois social et familial : promouvoir l'émancipation de la femme rurale, en procurant un revenu personnel aux célibataires, divorcées ou veuves, mais pas seulement. La notion de développement durable et le souci de valoriser les ressources locales ont donné un nouvel essor à ce genre de structures, gérées et animées uniquement par des femmes. Celle de l'île de Xanthe groupe une une vingtaine de coopérantes. Elle met sur le marché des produits locaux en filière courte et propose à ses hôtes des formules d'hébergement au meilleur prix.  »

Cet article est signé de l'éminent Aristote Papadimitriou, Professeur d'Économie rurale à l'Université de Salonique. Je vais aussitôt sur le site de la Coopérative et repère un lien qui me mène à sa Centrale de réservation. Divers noms s'affichent, je clique sur le premier de la liste : A comme Alkistis. « Alceste », un prénom à la consonance mystérieuse, qui paraît sorti droit de la tragédie antique. Je défile une à une les caractéristiques des services et du logement proposés, d'avance persuadé que « ça fera l'affaire ». Un gîte est encore à louer pour la saison estivale à un prix plus que raisonnable. Ensuite on verra. Re-clic sur le champ : « ajouter au panier ».[ Entre parenthèses, comment se peut-il qu'une location saisonnière puisse tenir dans le cabas de la ménagère ? ] Enfin, admettons. Je précise ma date d'arrivée, introduis mes coordonnées personnelles, avant de procéder au versement de l'acompte demandé et de valider ma commande. Quelques secondes plus tard, un courriel de la Centrale m'avise que ma réservation esbien t enregistrée. À présent, comme on dit « il n'y a plus qu'à ...». Par Zeus, quelle aventure en perspective! Qu'est-ce que je vais faire à Xanthe et dans quelle pétrin suis-je en train de me fourrer ?

Au moment où j'écris ces lignes , j'éprouve bizarrement un sentiment de « contingence », au sens philosophique du terme. Autrement dit, je me sens à présent incapable de justifier la décision prise une seconde auparavant. Pourtant, la situation que je vis, l'avenir auquel je me prépare, relèvent indubitablement de la réalité. Ces choses auraient pu ne pas être, mais sont bel et bien. En corollaire à ma liberté retrouvée, j'ai donc agi de manière non nécessaire, id est contingente.

C.Q.F.D.

(À suivre...)

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