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26 juin 2018

Alice s’en va-t-en Grèce, par Christiane Koberich

grece

  Cette journée-là n’en finissait pas, entre l’ennui des programmes infligés par la télévision et la pluie continue qui l’avait confinée chez elle depuis le matin. Dans un coin de la pièce un piteux sapin de Noël guettait le moment où les jumeaux le débarrasseraient de ses guirlandes. Les vacances allaient se terminer et Alice n’avait toujours pas commencé sa dissertation ; sa fiche de lecture attendait qu’elle finisse le roman, à peine entamé ; quant au contrôle de biologie, il valait mieux ne pas y penser ! Alice n’avait aucune énergie, aucun désir, aucune appétence. Ces vacances étaient les plus nulles de toute son existence : ses parents n’avaient rien trouvé de mieux que de se disputer le matin même de Noël, son père était parti en claquant la porte, sa mère pleurait, refusant de dire ce qui se passait, et ses petits frères d’abord rendus muets par cette situation qu’ils ne comprenaient pas, avaient fini par se battre toute la journée. Une façon à eux d’occuper le temps !

Finalement leur père était revenu, leur mère avait séché ses larmes, on avait quand-même fait un réveillon (puisque tout était déjà prêt) chacun avait reçu ses cadeaux, un semblant de bonne humeur avait flotté dans la maison, surtout grâce aux jumeaux pour qui tout se terminait comme un vrai soir de Noël.

Les jours suivants s’étaient déroulés normalement : les parents se reparlaient, mais voilà qu’ils se liguaient maintenant contre elle, Alice, lui refusant le voyage en Grèce prévu cet été avec son amie Elodie. Elle avait pourtant bien travaillé ce trimestre, poussée justement par ce rêve. Et là, vraiment, c’était une injustice qu’elle ne leur pardonnerait jamais. Elle ne comprenait pas : il n’était pas question qu’elle parte seule avec son amie, non, bien sûr. Elle était invitée par monsieur et madame Chambon à passer trois semaines chez les grands-parents maternels d’Elodie, des Grecs qui habitaient au bord de la mer dans le Péloponnèse. Alice avait vu des photos, c’était magnifique. Elle s’imaginait déjà, un été au soleil, en maillot de bain toute la journée, dans cette maison aux volets bleus, avec une terrasse ombragée par une vigne grimpante, et de laquelle on voyait la mer, à l’infini. Elle s’était aussi familiarisée avec les amis d’Elodie et ses nombreux cousins : Dimitri, Yannis et tous les autres qu’elle avait hâte de connaître. Et cette attente d’un tel voyage, son bonheur quand elle y pensait, l’avait motivée au point qu’elle avait obtenu les encouragements à la fin du trimestre, et qu’elle s’attendait à ce que ses parents la récompensent en la laissant partir… Et puis non. Pour son père c’était : « Non, un point c’est tout. » « Pourquoi ? » « Parce que c’est comme ça. »

Et là, maintenant, Alice avait la haine. Ce père autoritaire et cette mère qui ne défendait pas sa propre fille, sa fille unique, en plus ! Alors désormais le travail scolaire ce serait « Non, un point c’est tout. » Tant pis pour eux, elle aurait de mauvaises notes, deviendrait une mauvaise élève et rapporterait de mauvais bulletins. Elodie, désolée elle aussi mais beaucoup plus optimiste, la désavouait sur ce point : « Tu ne vas pas sacrifier ton année scolaire. Et puis si tu as les félicitations au deuxième trimestre tes parents te laisseront sûrement venir avec nous en Grèce. » . «  Tu parles, répondait Alice, tu les connais mal, ils sont bornés. Mon père surtout. » Et elle se mettait à pleurer, inconsolable.

 

Mais Alice s’aperçut bien vite qu’elle aurait du mal à appliquer sa décision, car comment négliger son travail quand on est sérieuse, intéressée, habituée aux bons résultats et soucieuse de son avenir ? Passer de bonne élève à cancre lui parut impossible. Il lui faudrait d’un coup ne plus apprendre alors qu’elle aimait savoir ; faire semblant de ne pas comprendre alors qu’elle avait des facilités de compréhension ; se moquer des mauvaises notes alors qu’elle envisageait des études universitaires (médecin ou dentiste, elle n’avait pas encore choisi). Alors, dire « je ne ficherai rien au lycée, un point c’est tout » s’avérait beaucoup plus difficile que ce qu’elle pensait. Et plus les vacances allaient vers leur fin, plus Alice s’inquiétait du travail en retard et plus elle s’organisait en elle-même… La lecture : tous les soirs au lit : trois soirs suffiront. La fiche de lecture : facile. La dissertation : elle y avait déjà réfléchi et pris des notes : une demi journée de travail. Restait le contrôle de biologie, sa matière préférée ; impossible de le rater en voulant faire médecine. Il lui resterait six jours après la rentrée pour le réviser. Non, finalement Elodie avait raison, elle n’allait pas gâcher son avenir pour punir ses parents ; mais elle adopterait l’attitude de la fille qui s’en moque, qui décroche, qui ne travaille plus. Et puis qu’ils ne comptent plus entendre le son de ma voix, se disait-elle, je ne leur parle plus. Terminé.

***

A l’abri derrière ses vitres, face à ce temps maussade qui l’empêchait de faire son jogging, le père d’Alice regardait la pluie tomber. Il s’en voulait de cette situation qui avait gâché en partie les fêtes de fin d’année, de ce refus qu’il avait dû opposer à sa fille ; peut-être avait-il été maladroit avec elle. Mais enfin, comment ces gens se permettaient-ils d’inviter une gamine sans en parler au préalable à ses parents ? Des gens qu’ils ne connaissaient même pas ! Non, il avait fait ce qu’il fallait, ce que tout père responsable doit faire.

Pourtant, pour lui aussi, le « tu n’iras pas, un point c’est tout » était très difficile à tenir. Les paroles de sa femme prenant la défense d’Alice et essayant d’assouplir sa position cheminaient dans ses pensées. « Quand même tu exagères. On a de la chance d’avoir une fille gentille et studieuse. » Evidemment il aimait sa petite Alice, et aurait voulu lui faire plaisir. Mais enfin il préférait qu’elle passe ses vacances avec eux cette année encore ; peut-être leurs dernières vacances ensemble, en famille. Alors cette invitation pour la Grèce le mettait hors de lui.

***

Ce soir encore papa était désagréable, Alice l’avait bien remarqué. S’en tenant à son désir de vengeance, elle boudait et ne lui parlait plus, lui faisant ainsi ostensiblement payer son refus. « Et ça marche», se réjouissait-elle intérieurement, car elle percevait quelques signes de changement : ses parents essayaient de se montrer chaleureux, de rompre son silence ; sa mère lui avait offert une jolie robe (qu’elle avait immédiatement jetée au fond de son placard) ; son père l’avait complimentée pour sa nouvelle coiffure, ce qui avait immédiatement conduit Alice à se décoiffer. « S’ils s’imaginent que ça suffira pour que je leur parle, ils peuvent toujours attendre ! »confia-t-elle à Elodie.

Pourtant, peu à peu Alice se détendait et un faible espoir renaissait ; madame Chambon avait promis de contacter ses parents : « Il est normal, lui avait-elle dit, qu’ils refusent de laisser leur fille partir avec des gens inconnus ; mais je compte aller les voir pour faire une invitation en règle, et les rassurer. Et puis, avait-elle ajouté, ils ont peut-être des projets pour cet été, et s’ils restent sur leur position je ne leur en voudrais pas. Tu pourras venir en Grèce une autre fois, les occasions ne manqueront pas. »

 

Et un soir, alors qu’elle ressassait une fois de plus les mêmes pensées et réfléchissait à une vengeance absolument terrible qui ne pourrait qu’obliger ses parents à la laisser partir à coup sûr dans un an, s’ils le refusaient pour cet été, elle surprit une conversation téléphonique entre son père et… madame Chambon peut-être ? Elle tendit l’oreille.

 

-Oui bien sûr, je suis tout à fait de votre avis.

-…

-Cela va sans dire, et nous faisons notre possible pour cela.

-…

-Vous avez tout à fait raison. On a besoin de faire ses propres expériences.

-…

-C’est évident, ils ont besoin d’apprendre et de se débrouiller. Nous ne serons pas toujours là.

-…

-Je vous remercie pour votre proposition, je vais y réfléchir.

-…

-Eh bien c’est entendu ; je vais en parler à mon épouse.

-…

-Très bien, oui, ces trois dates pourraient nous convenir.

 

Alice suivit cet échange avec intérêt et compléta les silences de cette discussion avec ses propres désirs. Madame Chambon avait-elle réussi à convaincre son père ?

Et tandis qu’elle retrouvait le sourire et s’imaginait sur le point de gagner la partie elle surprit les jumeaux immobiles, tendus eux aussi vers cet échange téléphonique, puis levant les mains en signe de victoire et laissant couler leur joie. « Ouais, ça y est, il accepte, on va aller au ski ! »

 

…« Non mais ils rêvent ! Où voient-ils qu’il est question de ski ? N’importe quoi ! » 

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