Un bricoleur de génie, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : Une phrase qui revient et qui fait sortir brutalement le personnage du monde parallèle dans lequel il se réfugie, comme « Hervé ! C'est l'heure ! » ( au début de la nouvelle « Gentil coquelicot » de Noëlle Châtelet).

 - Jean-Marc, à table !

A la voix de sa sœur Marie-Odile, Jean-Marc sait que ce n'est pas la première fois qu'on l'appelle. Marie-Odile est la sœur qui vient juste après lui, dans sa nombreuse fratrie. Admiratrice de son grand frère, elle est toujours prête à prendre sa défense quand l'autorité paternelle s'abat, injustement pense-t-elle, sur le pauvre Jean-Marc qui ne fait jamais rien comme il faut.

Jean-Marc regarde avec consternation toutes les pièces de son train électrique qu'il vient de démonter entièrement, alors qu'il avait seulement l'intention de le réparer. Tout est éparpillé au pied de son lit. Quand ses deux autres frères plus âgés vont regagner la chambre pour se coucher, ça va encore barder. Il va recevoir des coups et le Pater familias viendra régler tout ça en distribuant équitablement ses raclées. Bon, il se résout à remettre en vrac toutes les petites pièces dans la boîte en carton. Pas sûr qu'il arrive à tout remonter demain !

–        Encore en retard pour le dîner, lui lance sa mère, la louche à la main, en train de répartir la sempiternelle soupe de légumes entre les douze assiettes. Pour la peine tu seras de vaisselle deux soirs de suite.

–        Youpi, s'écrie un de ses cadets dont le tour approchait.

Jean-Marc s'insère sans moufter sur le banc, entre deux frangins, tandis que Marie-Odile lui adresse un clin d’œil complice de l'autre côté de la table. La conversation reprend, animée. Chacun veut raconter les faits marquants de sa journée. Jean-Marc en profite pour réviser dans sa tête les différentes opérations qui l'ont conduit à démonter complètement sa locomotive. Tout d'un coup, tout le monde se met à rire devant les pitreries de la petite dernière. Lui n'a rien vu. Pourtant il l'adore, cette petite Marianne qui est un peu la mascotte de la famille.

Un peu plus tard, pendant qu'il s'affaire à la vaisselle, sa mère s'active autour de lui pour ranger la cuisine.

–        Au fait, Jean-Marc, le mixer fait un drôle de bruit, j'aimerais bien que tu regardes ce qu'il a, lui dit-elle, avec tendresse cette fois.

–        Oui Maman, tu le veux pour quand ? répond-il, tout en pensant à sa locomotive en mille morceaux.

–        Eh bien... pour demain soir, si tu n'as plus de devoirs à faire après dîner.

Jean-Marc a tout juste onze ans, mais il est déjà reconnu comme le bricoleur de génie de la famille.

–        D'accord, on verra demain. Mais je ne suis pas sûr d'avoir le temps. Surtout si je dois encore faire la vaisselle.

–        Bon, j'ai compris. Pas de vaisselle pour toi demain soir. Mais tâche d'être à l'heure pour le dîner, la prochaine fois !

***

–        Jean-Marc, à table ! Tu n'entends rien ou quoi ?

Jean-Marc est enfermé dans la salle de bains qu'il a transformée en labo-photos. Enfin, la deuxième salle de bains, car avec deux enfants en bas-âge, pas question d'avoir une salle de bains par intermittence.

Brigitte, sa femme, a déjà fait manger et couché les petits. C'est vrai que c'est elle qui lui a demandé des agrandissements de leurs portraits où ils sont si craquants. Il a le chic pour prendre les enfants sur le vif, mais elle regrette déjà sa commande, car ce soir, c'est elle qui s'est payée tout le travail domestique.

–        J'arrive. Je vais te montrer le résultat. Tu vas voir, c'est super ! dit-il, en détachant chaque mot de l'autre côté de la porte.

Brigitte est déjà presque prête à lui pardonner. Oui, c'est un père attentionné, toujours disposé à jouer ou à raconter des histoires aux petits. Mais côté pratique, il n'est pas toujours à la hauteur. On peut difficilement lui confier le dîner des enfants. La dernière fois, leur soupe était brûlante ! Une autre fois, il a laissé la petite se débrouiller seule avec sa purée, alors qu'elle n'a même pas deux ans. Résultat, il y avait des projections de purée tout autour. Brigitte était furieuse car elle a mis plus de temps à nettoyer qu'elle n'en aurait mis à faire manger sa fille.

 S'il est passé à la photo à l'âge adulte, avec un certain succès, Jean-Marc n'en a pas pour autant abandonné les inventions de toutes sortes, toujours plus complexes à mesure qu'il grandissait. Bien avant qu'on en trouve dans le commerce, il avait inventé le programmateur électrique pour déclencher sa cafetière. Plus besoin de réveil : c'était le léger glou-glou du goutte à goutte et l'arôme du café chaud qui en tenaient lieu ! Ou bien encore, à une époque reculée où ne trouvait pas encore de répondeur téléphonique en France, il avait réussi à en bricoler un de son cru (il est vrai qu'il était technicien des télécommunications). Il a toujours eu une invention d'avance sur son temps. Inutile d'ajouter qu'il a également été pionnier en matière d'informatique. Ses multiples talents, qui ont évolué au fil des progrès technologiques, m'ont toujours impressionnée !

 Un peu décalé dans sa famille et parmi ses relations, Jean-Marc est néanmoins très chaleureux et très attentionné pour tous ses proches, parmi lesquel.le.s je compte. Et s'il donne parfois l'impression de se réfugier dans un monde parallèle, je crois que c'est pour lui une soupape nécessaire à sa créativité.