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29 avril 2023

Retour à la maison, par Roselyne Crohin

 

Piste d'écriture : Poursuivre le début d'une nouvelle [1]. Créer une situation analogue, une apparente normalité, mais avec quelque chose qui heurte, sans révéler de quoi il s'agit.

 

 

« Pour la première fois de mon existence, je marche vers une destination précise. Je rentre chez moi. Je ne suis pas fatigué. J'étais fatigué. Je me sens bien. Les larmes ne roulent plus sur mon visage. Mon cœur bat vite. Je suis impatient de retrouver les miens. Pourtant, je marche à une allure normale. Je regarde autour de moi. C'est beau. C'est une ville. Une avenue. Sur la chaussée, les voitures se croisent. Il y a l'odeur de l'essence. Je m'en fiche. Nous sommes en mai. Le ciel est d'un bleu cuivré et se perd derrière les angles des toits. Il fait bon et des gerbes de verdure bordent l'avenue. Les gens semblent me sourire, comme s'ils savaient. Dans les regards, le printemps chante et la voix résonne dans ma tête. Quelqu'un me demande quelque chose. L'heure. Qu'ai-je à faire de l'heure ? Je ne peux de toute façon pas répondre à cette personne. C'est pratique. Du reste, je n'ai pas de montre. J'indique d'un geste de la main mes lèvres. La personne comprend. Et continue son chemin, et moi le mien.

Je ne peux pas parler. Des agrafes scellent mes lèvres ». (1)

J'entre au Jardin des plantes par son angle nord. Les grands marronniers arborent leurs chandeliers. Le sable des allées crisse sous mes semelles. Des enfants courent. Se cachent derrière les buissons. Un jardinier pose ses outils et scrute le ciel. Il s'est changé en plomb. L'averse n'est pas loin. J'allonge mes pas. Je n'ai pas de parapluie. Les grandes serres seront-elles ouvertes ? Avant, il y a des semaines, des mois peut-être, je me souviens qu'elles étaient fermées pour travaux. Je me presse. Mon cœur bat vite. Avant je traversais ce jardin sans fatigue. De grosses gouttes s'écrasent sur mon visage. Non, ce ne sont pas des larmes. Seulement une petite averse printanière qui risque de me rincer si ces maudites serres sont fermées. Mais des ombres bougent à l'intérieur. Jardiniers ou visiteurs ?

Je m'approche. La porte est entr'ouverte. Je me glisse à l'intérieur furtivement. Au loin, une vieille dame à chapeau. Je reconnais ce chapeau grenat. Une habituée du jardin. Mais on ne se connaît pas. Je tourne à gauche pour l'éviter. Les petits mandariniers sont couverts de fleurs odorantes. Je m'enivre de leur parfum qui chasse l'odeur de l'essence. Les petites fougères au sol déploient leurs crosses. Sur la vitre la pluie tambourine. Il était temps !

Mon cœur bat vite encore de ma précipitation. Il faudra me remettre au sport après tant de semaines. Ou tant de mois ? Je ne sais plus. Je ne compte plus. Je sais seulement qu'on est en mai. Je le sais par les marronniers en fleurs, la légèreté de l'air.

Sous cette serre, bientôt, je suffoque. Quand la pluie s'arrêtera, je sortirai, je marcherai vers ma rue, mon appartement, où les miens m'attendent. Ma mère aura préparé un bon repas. Elle sait que je mange encore difficilement. Ma blessure est encore mal cicatrisée.

 Bonjour ! Le chapeau grenat est maintenant de mon côté, à deux mètres. Bonjour !, réussis-je à articuler. On est mieux à l’intérieur, avec cette averse, enchaîne la petite dame, sans doute en manque de contacts. Sure, dis-je en anglais, sans desserrer les lèvres et tout en me penchant vers une minuscule plante grasse. La dame comprend que je suis étranger et continue son chemin. Je m'éloigne dans la direction opposée.

La pluie faiblit. Dans un instant je sortirai. Il faut que je reprenne ma marche sinon mes parents vont s'inquiéter. Il y aura aussi Marianne, ma sœur. Peut-être aussi son fils, Adam. A moins qu'il ne soit à l'école ? C'est les vacances en ce moment ? J'avoue que je n'en sais rien. J'ai perdu toute notion du temps. Mais tout compte fait, vacances ou pas, il vaut mieux qu'Adam ne soit pas là. Mon visage risquerait de le traumatiser.

Il ne pleut plus. Je sors par la porte opposée. Finalement, je n'ai rencontré que la dame au chapeau grenat dans cette serre. Où sont-ils tous allés se mettre à l'abri ? Des parapluies mouillés s'égouttent aux bras des promeneurs. Ils auront été plus prévoyants que moi ! Une bonne odeur de terre mouillée me réjouit et me rappelle tant de souvenirs heureux dans ce jardin. Si j'avais le temps, je monterais bien au petit kiosque en haut de la butte. Lieu de tant de rendez-vous amoureux. Aujourd'hui lointains. Il ne vaut mieux pas. De nouvelles larmes risqueraient de couler sur mes joues.

J'aime mieux penser à la musique. Elle ne m'a jamais trompé. Sans elle comment aurais-je pu tenir toutes ces semaines ? Ou tous ces mois ? Un thème de jazz me vient en tête. Il m'est familier. Mais quel est-il ? Je ne sais plus. Peu importe. Entraîné par le rythme, mon pas s'allonge. Je passe les grilles historiques et me retrouve dans le capharnaüm de la circulation. Et asphyxié par les odeurs d'essence. Je connais heureusement des petits raccourcis. Des ruelles tortueuses qui montent à l'assaut de la montagne. Bien prétentieux de l'appeler montagne cette modeste butte. Mais bon, c'est comme cela qu'on la nomme depuis Henri IV au moins.

Midi sonne. Plusieurs églises du quartier s'y mettent, avec un léger décalage. Je trouve plutôt rassurant qu'elles ne soient pas toutes réglées à la même heure. Un peu de fantaisie dans ce monde trop normé. Je n'ai pas de montre et je n'en ai pas besoin. Je n'ai plus de téléphone non plus. Mes messages, je les écris sur de petits feuillets et pour les transmettre au bon destinataire, je trouve toujours quelqu'un pour faire le messager. Quelle tranquillité d'esprit ça me donne !

Je suis maintenant dans mon quartier. Je reconnais son odeur, ses murs, ses portes, l’atelier de gravure, l'imprimeur, le bouquiniste. Rien n'a changé. Mais pourquoi cela aurait-il changé en quelques semaines ? Ou quelques mois ? Il n'y a que moi qui ai changé.

Et voilà ma porte. Tiens, elle est grenat, elle aussi. Je ne m'en étais jamais fait la réflexion. On peut franchir la même porte pendant des années et ne pas savoir répondre de quelle couleur elle est. Je n'ai pas la clé. Mon père l'a gardée. Je sonne à l'interphone. Je suis arrivé. Je reviens chez moi.

Marronniers

[1]    Début de la nouvelle « Le retour » d'Emmanuel Leriche, in Brèves n°103

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