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15 mars 2007

Fumée, par Carole Menahem Lilin

Fumée

 

 

J’avais douze ou treize ans. L’odeur de bois brûlé qui souvent imprègne les vieux murs, les ruelles médiévales ou les maisons villageoises, me semblait le signe du mystère.

 

Lorsque cette odeur de fumée et de rêve s’élevait au cours d’une banale promenade, mon cœur se mettait à battre, mes yeux partaient dans le vague. Pourtant je ne m’échappais pas sur la lune, comme mon père m’en plaisantait parfois. J’étais au contraire intensément terrienne, présente, mais surprise et comme démultipliée. L’obscure odeur d’écorce chatouillait, au fond de mon nez, sur les claviers de mon crâne, des consciences énigmatiques, mi animales mi humaines, qui m’échappaient le reste du temps.

 

C’était soudain comme si toute une lignée d’ancêtres me parlaient, me disaient le feu gris de la tourbe, les racines et tubercules sous la cendre, l’écorce rougeoyante, craquelée, des châtaignes, les regards farouches des bêtes dans le sous-bois, la chair grillée des menus animaux, la peur et la braise, le réconfort enfin d’une flamme brûlant à petits crépitements lorsque tout aux alentours est humide.

 

J’associais cette odeur de foyer à demi étouffé à son contraire : la brume, l’eau, le froid, la nuit. Mais c’était aussi les monstrueuses cheminées des châteaux médiévaux, ou le petit brasero auquel les voyageurs réchauffaient leurs mains gelées ; c’étaient les feuilles sèches et les fétus de paille longuement consumés et mêlés à la terre pour la nourrir ; c’étaient la nourriture et la vapeur merveilleuse de la soupe ; c’étaient le poêle, la parole et le livre, les chants et les chuchotements, le travail toujours recommencé ; c’étaient enfin tous les gestes minuscules et pourtant souverains de ceux qui m’avaient précédée, qui avaient permis le maintien de leur vie souvent précaire, qui avaient assuré le passage des générations et mon hasardeuse venue au monde.

 

Ainsi, au coin d’un mur aux moellons déchaussés ou contre un volet de bois à jamais imprégné des émanations de la fumée, m’envahissait le sentiment exaltant d’être en vie. Moi j’étais, j’étais là, pétrie de cendre odorante, minuscule entre les fumerolles à la fois charnelles et fantomatiques. Grâce aux êtres obstinés dont je procédais, j’étais à mon tour une entrée de lumière : flammèche vive, feuille tremblée, petit escargot circulant le long de l’écorce jusqu’aux voûtes de mémoire. Je ne disais rien : comment aurais-je trouvé les mots justes ?

 

Je sentais, depuis mes pieds fermement posés dans le sol jusqu’au sommet de ma tête, se consumer en spirales ce lent encens des siècles, cette odeur étouffée qui mêle, dans une même ignition, pierre et végétal. Je sentais vibrer en moi l’éveil de la matière, brûler le creuset alchimiste - et soudain j’aspirais avidement, affolée de respect devant cette « œuvre au noir » dont j’étais le réceptacle – et dont le secret se chiffrait en lettres de fumée.

 

 

Carole Menahem-Lilin, février 2007

 

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